Les NMPP sont officiellement nées le 16 avril 1947, date de la signature d'un protocole entre les éditeurs de presse et la Librairie Hachette, propriétaire des bâtiments de la rue Réaumur et des équipements utilisés pour trier et transporter les journaux.
Comme beaucoup d'autres, en ces périodes troublées, cette naissance est la conclusion d'une longue bataille. Celle qui opposa pendant plusieurs mois la Librairie Hachette, spécialiste du travail de messagerie depuis le début du siècle, et les éditeurs de presse issus de la résistance.
Cette bataille commença à la libération, mais d'une certaine manière, l'histoire des NMPP commence 4 ans plus tôt, en juin 1940.
Les messageries à l'heure allemande
Les Allemands ont engagé, quelques semaines plus tôt, leur offensive contre la Belgique. Dés les premiers jours de juin la bataille parait perdue. Le 12, l'Etat-major donne l'ordre de retraite. Le 13, les messageries Hachette qui avaient le monopole de la presse parisienne cessent toute activité. La direction des messageries quitte Paris, s'installe en province, à Vichy, Clermont-Ferrand et Paulmy, dans l'Indre, où la famille Hachette possède un château. Ne reste à Paris, dans le grand immeuble de la rue Réaumur qu'un cadre supérieur, Fernand Teyssou, et quelques collaborateurs. Leurs instructions sont claires et sans ambigüité : en cas d'entrée des Allemands dans Paris, la "Maison devrait être fermée".
Le 14, Paris tombe. Les messageries sont fermées. Faute de personnel, Le Matin et La France au Travail qui reparaissent aussitôt, ne peuvent être distribués. Les autorités militaires allemandes savent le prix de la presse dans le combat idéologique qu'elles mènent. Il leur faut des journaux et donc un outil pour les distribuer.
Elles réunissent rue Réaumur, le 11 juillet 1940, éditeurs et représentants d'Hachette pour relancer la diffusion de la presse. La réunion n'aboutit pas. Peu importe. Elles réquisitionnent les bâtiments d'Hachette et créent une nouvelle société : les Messageries de la Coopérative des Journaux Français (MCJF). Ils mettent à sa tête un homme qui connait bien Paris et sa presse : le lieutenant Weber, qui fut pendant de longues années le correspondant à Paris de l'agence allemande DNB. Un homme charmant, dit-on, qui n'hésitera pas à intervenir pour éviter le STO (Service du Travail Obligatoire) à ses ouvriers.
Ce bon connaisseur de la presse parisienne a à ses cotés un officier allemand, le lieutenant Geubels, et un journaliste français, Jean Luchaire, qui sera condamné à mort et exécuté en 1946. "De ce jour jusqu'à la libération en 1944, dira plus tard Hachette, les Allemands, les Allemands seuls, dirigent les Messageries transformées par eux en "Coopérative des Journaux… Français"!! à laquelle Hachette est totalement étranger."
En septembre 1940, l'ambassade d'Allemagne prend contact avec le conseil d'administration de la Librairie Hachette. Il lui propose de supprimer les MCJF, de rendre leur liberté aux messageries Hachette en échange d'une participation de 52% d'un groupe allemand.
Le conseil d'administration refuse. Pierre Laval intervient personnellement auprès d'Edmond Fouret, le Président de la Librairie, comme il intervient, au même moment, auprès de Maurice Sarraut, le directeur de La Dépêche de Toulouse, pour racheter son quotidien. Il reprend le projet allemand, mais aménagé : à la Librairie, propose-t-il, 49% du capital de la nouvelle société, à l'actionnaire allemand, 51%. Les dirigeants du groupe refusent une nouvelle fois.
Le 1er mars 1941, l'occupant réquisitionne l'ensemble des installations de la Librairie Hachette. Pierre Laval renouvelle ses pressions. Il convoque, en février 1943, le Président de la Librairie. Il lui remet un mémorandum "aux termes duquel une entente doit être réalisée dans les huit jours pour donner satisfaction aux demandes allemandes, faute de quoi il créera un monopole d'Etat des messageries, en levant ainsi tout espoir aux administrateurs de reprendre leur affaire dans l'avenir." Ce mémorandum est rejeté.
Ces refus répétés vaudront, plus tard, à Hachette quelques rares, mais solides amitiés dont celles d'André Debray, le banquier de la résistance, et de Paul Verneyras :
"Quand nous rencontrions André Debray, qui distribuait l'argent qu'il recevait d'Angleterre, nous lui demandions des nouvelles de toutes les affaires importantes. De Hachette, il nous disait : "ils résistent, ils résistent, ce sont des gens formidables… Les allemands leur ont proposé de racheter 50% de leur affaire en échange de la diffusion de la presse dans toute l'Europe. Ils ont refusé." Je suis un homme simple. Sans les connaître, je les admirais." (témoignage Paul Verneyras)
Pendant ce temps-là, dans la zone libre, les messageries, repliées à Clermont-Ferrand, continuent de fonctionner sous la direction de l'un de leurs dirigeants d'avant-guerre, Guy Lapeyre.
Paris est libéré
Le 19 août 1944, Paris se soulève. On se bat dans les rues. Les résistants chassent les allemands, prennent possession de tous les endroits stratégiques, de tous ceux qu'occupaient la veille encore les allemands. Les parisiens sortent, ils rient, courent, dansent les enfants chantent "Nous les verrons plus, c'est fini, ils sont foutus". Il y a encore sur les toits des tireurs isolés, mais la joie balaye vite la peur. C'est fini. Les occupants fuient, les résistants sont partout. Dans la rue, dans les ministères et les administrations, à la Bourse.
Rue Réaumur, dans ce qui est, depuis la fin du siècle dernier, le quartier de la presse, des groupes armés prennent possession des imprimeries des journaux en application des consignes du Conseil National de la Résistance qui interdisent de publication "tous les journaux qui ont continué de paraître plus de quinze jours après l'armistice dans les territoires qui constituaient pendant l'occupation ennemie la zone nord…"
Les messageries qui transportent les journaux et les distribuent dans toute la France sont, elles aussi, libérées. Leurs équipements sont aussitôt réquisitionnés. Un décret du secrétaire général à l'information, Jean Guignebert, les place sous administration provisoire.
Quelques jours plus tard, une délégation de la presse clandestine se réunit et décide de la création d'un organisme coopératif, les Messageries Françaises de Presse, dont la direction est confiée à un journaliste de talent : Georges Vallois. C'est une création de fait plus que de droit puisqu'elle ne sera officialisée que le 30 août 1945 avec effet rétroactif au 1er septembre 1944. A période exceptionnelle, solutions exceptionnelles.
Boulevard Saint Germain, au siège de la Librairie Hachette, que son conseil d'administration vient de retrouver, on est furieux. Mais que faire?
En quelques heures, la presse a vécu une véritable révolution. Les titres d'hier, compromis dans la collaboration, ont disparu, remplacés par des dizaines de nouveaux journaux. Les plus célèbres s'appellent Combat, Franc-Tireur, Libération… Les revenants sont rares : il y a L'Humanité, interdite en 1939, Le Figaro que Pierre Brisson a repris.
Vie et mort des MFP (1945-1947)
Tous ces journaux sont maigres. Peu de pages, pas de publicité (on dit alors réclame), pas de petites annonces, de programmes de cinéma, rien de ce qui fait aujourd'hui l'essentiel des quotidiens que nous lisons. Mais les lecteurs se précipitent dessus. Il y a en 1945, 26 quotidiens nationaux, 153 quotidiens régionaux qui tirent à 12 millions d'exemplaires. L’année suivante, ils sont plus nombreux encore, 28 à Paris, 175 en province, qui tirent à 15 millions d'exemplaires. Jamais plus on ne verra de tels chiffres.
A l'exaltation des premiers jours succèdent cependant vite les difficultés. On manque de papier. Le ministre de l'information, Pierre-Henri Teitgen, impose aux journaux une réduction de 50% de leur consommation de papier, "soit par réduction de leur tirage, soit par réduction de leur format." Toute la presse se déchaîne. Le lancement d'un nouveau journal, Le Monde, au même moment, suscite un véritable tollé.
On accuse le quotidien de la rue des Italiens d'être l'organe des trusts : "Le nombre de nos lecteurs privés de leur journal ne cesse de croître", écrit Jean Dorval dans L'Humanité. "Nous nous heurtons toujours à l'argument de la "crise du papier". Toutefois celle-ci n'est pas égale pour tous puisque paraissent de nouveaux journaux et de nouveaux hebdomadaires dont la plupart n'ont aucun titre relevant de la Résistance."
Pour se défendre, Pierre-Henri Teitgen explique à la radio qu'on ne pourrait acheminer à Paris le papier dont la presse a besoin qu'en prélevant sur "les trains affectés au ravitaillement, au transport de charbon destiné aux centrales électriques et aux usines à gaz." C'est le temps de la pénurie.
Beaucoup de ces journaux sont mal conçus, mal gérés, fragiles. Les équipes qui les dirigent manquent de professionnalisme, de rigueur.
"Il y avait, écrit Philippe Viannay, l'un des fondateurs de France-Soir, les apparences et la réalité. Les apparences étaient brillantes. (…) La réalité l'était beaucoup moins. (…) Notre notoriété, due à notre courage, devrait pour perdurer se fonder sur un talent ou des compétences ; la réussite du journal, désormais produit sur un marché et donc en concurrence avec d'autres n'irait pas de soi. Le capital que nous représentions était des plus fragiles." (Du bon usage de la France, p.174)
Trop souvent, on cherche des solutions politiques aux problèmes de gestion. Le manque de papier autorise tous les trafics, il arrive que l'on vende au plus offrant celui auquel on a droit, que l'on paie ses fournisseurs avec des chèques en bois. Certains, suivant les recommandations de la Fédération Nationale de la Presse, refusent les factures (mais non les dépêches!) de l'AFP qu'ils veulent voir transformée en coopérative… Dès 1947, le nombre de titres diminuent. Neuf quotidiens parisiens disparaissent, les tirages diminuent. La lente glissade des ventes, qui ne cessera plus jamais, a commencé.
Aux Messageries Françaises de Presse, la situation n'est guère plus brillante. Les nouveaux dirigeants, Vallois, Guyot, Mestre manquent d'expérience. Ils veulent faire de l'entreprise une vitrine sociale. Ils ont la réputation d'offrir les meilleurs salaires de Paris, alors que le directeur des messageries Hachette d'avant guerre se vantait de donner les plus faibles. Ils assouplissent la discipline de fer que celui-ci avait imposé.
Ils ne font pas payer aux journaux leurs invendus, alors même qu'il faut les transporter. Avec ce système, ce sont les éditeurs dont les journaux se vendent qui financent les titres qui ne trouvent pas de lecteurs. Lorsque le gouvernement baisse de façon autoritaire le prix des quotidiens, ils maintiennent la remise qu'ils versent aux éditeurs. Ils laissent impayées de nombreuses factures et… jouent de malchance. Ils n'arrivent pas à rapatrier l'argent des journaux distribués en Allemagne.
En un mot, ils gèrent les messageries en dépit du bon sens. On ne travaille guère aux MFP. Ni dans les ateliers de départ. Ni dans les services de comptabilité. "Dans le courant de la journée, raconte Marcel Chauveau qui était alors jeune employé aux écritures à la comptabilité dépositaires, le travail était effectué sans enthousiasme. On essayait de rattraper les retards avec des heures supplémentaires." Les comptes s'en ressentent. "L'envoi des relevés clients banlieue et province a subi, explique alors un expert chargé d'examiner les comptes de l'entreprise, des retards qui seraient dû à des difficultés matérielles d'organisation, ce qui a du même coup entraîné un recul des règlements correspondants." Les impayés s'accumulent et atteignent des montants considérables. L'entreprise ne fonctionne plus normalement. Tout se passe comme si les cadres qui font fonctionner les messageries avaient décidé de faire la grève du zèle.
Alors même que les fonds ne rentrent plus, les dépenses augmentent. On embauche à tour de bras à des salaires qui font rêver tout le Paris des petites gens.
Avec ces méthodes, la situation se dégrade rapidement. Dès janvier 1946, les .i.MFP ; doivent recourir à des avances bancaires ; en juillet, elles warrantent la presque totalité de leur matériel automobile ; elles ne versent pas leurs cotisations sociales… Ce qui ne les empêche pas d'embaucher définitivement, en juin, 700 saisonniers. Plus grave, enfin, elles retardent les paiements de ce qu'elles doivent aux journaux. Cela signe leur arrêt de mort. Les éditeurs protestent et mettent le sujet à l'ordre du jour de l'assemblée générale de la Fédération Nationale de la Presse Française. Dès août 1946, Georges Vallois l'avoue : l'entreprise, telle qu'elle est gérée, n'est plus rentable.
La naissance de l'Expéditive
C'est le moment que choisit la Librairie Hachette pour relever le nez. Ses équipements et locaux de la rue Réaumur sont exploités par les MFP, mais le travail de messagerie, surtout en ce temps-là ne demande guère d'investissements matériels : il suffit de cases pour ranger les titres et de camions. Rien de plus!
A la différence des éditeurs de journaux interdits de publication, rien, aucun texte, aucun jugement ne s'oppose à ce qu'elle reprenne cette activité. Elle entreprend donc de reconquérir son marché discrètement, en avançant masquée selon une technique qu'elle utilisera à plusieurs reprises dans ces années où son nom sent encore le soufre. Elle se cache derrière des prête-noms, des filiales, des sociétés qu'elle rachète. Cela ne trompe pas les gens bien informés, mais les naïfs, et ils sont alors nombreux, s'y font prendre. Lorsqu'ils découvrent la vérité, il est trop tard.
En août 1946, la Librairie Hachette reprend l'Expéditive, une société de transports de journaux créée en 1925 et spécialisée dans la diffusion de titres italiens. Elle l'installe dans des locaux qu'elle vient de racheter, rue Christine, au numéro 6, à deux pas de ce qui est aujourd'hui le siège de l'Evénement du Jeudi.
Ce n'est pas l'idéal. On est sur la rive gauche, loin du quartier de la presse. La rue est minuscule, toute en angles, coincée entre la rue des Grands-Augustins et la rue Dauphine. L'immeuble est profond mais étroit, sombre, plus fait pour des logements que pour des installations industrielles. On est en plein Saint Germain des Près, mais les voisins sont de bonnes gens, habitués à se coucher et à se lever tôt. Ils multiplient les protestations, écrivent au commissariat de police, à la mairie de Paris. Lorsqu'ils n'en peuvent plus, ils jettent le contenu de leur pot de chambre (on utilise encore beaucoup cet instrument dans le Paris populaire de l'époque) sur les aboyeurs et porteurs. Le seul bénéfice secondaire de cette installation est la présence, à quelques pas, au coin de la rue Dauphine d'un des hauts lieux de l'existentialisme : le Tabou. Le bar reste ouvert toute la nuit et l'on y rencontre, aux heures les plus sombres de la nuit, Raymond Queneau et Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Arthur Koestler. Boris Vian et Juliette Greco viennent y boire un verre après le spectacle qu'ils donnent à la Rose Rouge.
Le directeur de cette nouvelle messagerie, Louis Desnoyers, est un ancien de chez Hachette. En quelques semaines, il monte toute une entreprise. Il embauche du personnel (il y aura près de 800 personnes), il fait venir de province tous les cadres des messageries partis pendant l'exode, il fait savoir à ceux restés à Paris, qu'il a du travail pour eux. Puis il fait, avec Gérard Pinot, un industriel provisoirement reconverti dans la presse, le tour des éditeurs. Tous deux leur proposent les services de Hachette, son professionnalisme, sa connaissance des marchés de la presse, du réseau de dépositaires. Ils marquent très vite des points.
Les éditeurs s'inquiètent des difficultés des MFP, des impayés qu'elles accumulent. Qu'elles cessent de leur verser ce qu'elles leur doivent et c'est la faillite assurée. Beaucoup, déjà, vivent dans des conditions économiques très précaires. Les longues grèves des rotativistes, au début de 1947, ont vidé leurs trésoreries. Faute de ressources publicitaires, les plus fragiles doivent déjà multiplier les expédients. Libération, que dirige Emmanuel d'Astier de la Vigerie, lance ses premiers appels aux lecteurs qui permettront de blanchir l'argent que le Parti Communiste reçoit d'URSS ; France-Soir reçoit, sans le savoir, de l'argent des fonds secrets… d'autres font appel aux capitalistes.
Combat est le premier des grands journaux de la Résistance à s'adresser à l'Expéditive. La négociation a été menée avec Pascal Pia, son rédacteur en chef, mais c'est Albert Camus qui a pris la décision. "Ce soir là, raconte Gérard Pinot, j'ai su que nous avions gagné la partie." Quelques semaines plus tard, Paris-Matin, puis le Populaire, le journal de Léon Blum, et Résistance s'adressent à leur tour à l'Expéditive. En décembre 1946, le Parisien Libéré les rejoint. Dans la bataille qui l'oppose aux puissantes MFP, la petite entreprise des Hachette a une arme décisive : l'argent. Les journaux qui lui confient sa distribution savent qu'ils seront payés.
Ceux qui préférèrent rester aux MFP n'eurent pas cette chance. Coq Hardi, un journal de bandes dessinées, fut de ces victimes :
Coq Hardi, raconte son créateur, Marijac, atteignait les 175 000 exemplaires par parution lorsque les messageries furent en difficulté. Que faire? Je continuai de fournir du papier, espérant que tout rentrerait rapidement dans l'ordre. Hélas, ce fut la faillite, et pour Coq Hardi la perte de la recette de nombreux numéros. Pour notre société, c'était un désastre, une dizaine de millions de l'époque! (…) Mon imprimeur alla, par économie, jusqu'à imprimer Coq Hardi en deux couleurs, me forçant à refaire les calques en quelques heures… Je dus me résoudre à vendre mon titre aux éditions Montsouris… (cité par Alain Fourment dans son Histoire de la presse des jeunes et des journaux d'enfants, p.277)
C'est alors que s'engage une bataille politique dure et difficile qui oppose la Librairie Hachette et les éditeurs qui ont rejoint l'Expéditive aux dirigeants des MFP.
Cette bataille porte sur l'attitude d'Hachette sous la troisième République. Mais, puisque l'on est au lendemain de la Libération, on accuse aussi la librairie de ne pas avoir été du bon coté pendant la guerre.