33 - Demain ? (Conclusion)
Les NMPP sont nées de la guerre. Elles ont pris un tournant majeur à la fin des années 80. Nous l’avons longuement décrit. Mais, il faut le rappeler une nouvelle fois en conclusion, l’introduction des techniques modernes de management ne s’est pas faite sans difficultés. "Ce fut, dit l’un de ceux qui ont le plus approché le nouveau directeur général pendant ses premiers mois à la tête de l’entreprise, un véritable choc culturel." Un incident, resté dans les mémoires, illustre mieux que tout cette incompréhension. Etienne-Jean Cassignol demande, lors de son arrivée à voir l’organigramme de l’entreprise. "C’est, lui répondit le secrétaire général d’alors, confidentiel." Confidentiel pour le directeur général?
Dans les mois qui suivent son arrivée, les cadres supérieurs formés à l’école de Bardon quittent l’entreprise. Ils approchent de l’âge de la retraite et partent avec de très solides indemnités. Les cadres moyens contestent les méthodes de la nouvelle direction, traînent des pieds, ne retrouvent plus leur entreprise. Bien loin de mettre de l’huile dans les rouages, le conseil de gérance, animé par son Président, ne cesse de grogner. Pas une conversation avec son Président sans que celui-ci ne se plaigne de ne plus être informé de ce qui se passe dans l’entreprise, sans qu’il souligne combien le monde de la presse est original, complexe : "il en faut une longue expérience pour le connaître". L’incompatibilité de caractère entre Marc Demotte et Etienne-Jean Cassignol n’est un secret pour personne.
Mais des humeurs qui s’affrontent sont chose courante dans le monde des affaires. Il y a plus grave : le pouvoir. C’est à l’usage seulement, au fil de batailles souvent minuscules, qu’Etienne-Jean Cassignol découvre les limites du sien. La guérilla est plus ou moins vive, mais constante. Elle touche, parfois, au mesquin, comme lorsqu’il veut inaugurer les nouveaux bâtiments de l’entreprise et éditer une plaquette sur l’histoire de l’entreprise. "Pas question, lui répond le conseil de gérance. Ce n’est pas opportun." Ce qui serait, partout ailleurs, décision économique, rationnelle, devient dans cette structure où les clients contrôlent l’entreprise affaire de tactique politique. La direction générale doit en permanence se battre pour "faire passer" ses projets. Elle doit convaincre, "travailler en perruque", informer le conseil de gérance a posteriori.
Tant qu’il s’agit de mesures techniques (délocalisation de l’informatique…), le conseil de gérance n’intervient que peu, ses membres se laissent facilement convaincre. Il en va tout autrement lorsque les décisions touchent à ce qui les intéresse immédiatement. Les mêmes forces qui avaient bloqué les projets de Maurice Audouin pour rationaliser les invendus sont toujours à l’œuvre. Dans un système coopératif où l’on a fait du consensus une vertu, on ne peut toucher aux intérêts de quelques membres sans provoquer des vagues assez grosses pour emporter le projet. Jean Bardon l’avait parfaitement compris.
Ce partage du pouvoir est l’une des fragilités de l’entreprise. Dès qu’il s’agit de politique commerciale, le directeur général d’une coopérative de client a les mains liées. Le mécanisme de tarification mis en place au lendemain de la guerre interdit toute vérité des coûts. Il est une source permanente de conflits. Par le jeu des bonifications, il privilégie les quotidiens, les titres les plus faibles et pénalise les plus puissants. Tant que les grands groupes de presse éditaient quotidiens et magazines, ils s’en accommodaient puisqu’ils rattrapaient, d’un coté, ce qu’ils perdaient de l’autre. Des groupes qui ne produisent que des magazines risquent d’être plus exigeants et de moins bien tolérer ce qui pourrait passer pour une aide à des entreprises peu rentables.
Ces aides, tout comme celles de l’Etat, ont longtemps été justifiées par des motifs politiques. Il est, expliquait-on, légitime, dans une démocratie, de soutenir une presse d’opinion. Il en va, ajoutait-on, de la liberté de penser. L’argument a perdu beaucoup de force depuis que se sont développés, à coté de la presse écrite, de nouveaux médias. Pour un homme politique, il est aujourd’hui plus important de passer dans une grande émission de radio ou de télévision que d’écrire une chronique dans le journal de son parti. Comment, d’un autre point de vue, convaincre un éditeur allemand ou britannique que notre système est plus démocratique que ceux utilisés en Allemagne ou en Grande-Bretagne? L’argument doit faire sourire intérieurement, et pas seulement à l’étranger. L’ouverture sur l’Europe remet à leur juste place bien des déclarations sur la liberté d’expression. L’expérience l’a montré : il n’est pas vrai qu’un système coopératif protège mieux que d’autres systèmes la liberté de pensée.
Prisonnière de ses mécanismes de tarification, incapable de les rénover et les de les faire évoluer dans le sens d’une plus grande vérité des coûts, l’entreprise risque de voir partir ses plus gros clients, qui pourraient avoir intérêt à se distribuer directement.
Le système coopératif n’a survécu que parce que construit autour d’un pôle solide : Hachette. La puissance du groupe du boulevard Saint Germain a été à l’origine de beaucoup de conflits, mais elle a assuré la stabilité de l’ensemble. Autant dire que la stabilité de l’entreprise est liée à celle du groupe Hachette. Que celui-ci décide, pour un quelconque motif de se désengager et c’est la question même de la survie de l’entreprise qui se pose. Qui peut le remplacer? Un autre éditeur? On imagine les protestations de ses concurrents. Un éditeur étranger? Les protestations seraient encore plus vives. Un groupe spécialisé dans la distribution? Un banquier? Mais pourquoi des capitalistes iraient-il investir dans une entreprise coopérative? Et à quel prix vendre les parts de Hachette? Que valent les NMPP?
Toutes ces questions, difficiles, le mettent en évidence : les NMPP sont une puissance aux pieds d’argile. Le système coopératif qui leur a permis de se développer et de devenir le plus important distributeur de presse dans le monde les menace, aujourd’hui, de l’intérieur. Au delà de la modernisation de leurs techniques, elles devraient entreprendre une réforme de leurs statuts. Mais c’est ce qu’elles ne peuvent justement faire de l’intérieur.
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