32 - Espaces du futur

Les années 80 se sont achevées sur une grande grève, la décennie suivante s'est ouverte sur le déménagement du siège social. Après bien d'autres, les NMPP quittent le quartier de la presse. Elles abandonnent le grand bâtiment des messageries royales, rue Réaumur, pour s'installer Espace Diderot, rue Montgallet, sur un emplacement qu'occupait une gare de marchandises construite en bordure de l'ancienne ligne de chemin de fer Bastille-Vincennes et, depuis longtemps, inutilisée.

Il y avait dans le bâtiment de la rue Réaumur quelque chose du grand navire. Sa taille, sa situation au confluent de trois artères, faisaient penser à ces paquebots qu'on empruntait autrefois pour traverser l'Atlantique. Celui de la rue Montgallet évoque d'autres images.

Construit autour d'une vaste cour intérieure, il rappelle ces monastères serrés autour de leur cloître, espace de lumière, d'échange et de dialogue. C'est un outil de communication, un "immeuble intelligent" qu'une architecture discrète de câbles, de fils relie aux éditeurs, aux centres de départ, aux dépositaires… bref à tous ceux qui interviennent dans la distribution de la presse.

Espace Diderot

Comme tout déménagement, celui-ci a son histoire : Etienne-Jean Cassignol souhaitait depuis longtemps installer les messageries dans de nouveaux locaux. "Chaque fois que nous voulions passer un câble, pour installer un terminal informatique, il fallait, raconte-t-il, engager des dépenses folles." Restait à attendre l'occasion. C'est le groupe Hachette, propriétaire de la rue Réaumur, qui la fournit, lorsqu'il annonça, en juillet 1988, son intention de vendre le siège social des messageries.

Allait-on revivre le débat de 1947? Les acteurs sont, à peu de choses près, les mêmes : il y a les éditeurs, membres du conseil de gérance, attachés à la propriété immobilière, et un opérateur, Hachette, qui hésite : doit-il rester propriétaire de l'immeuble qu'occupent les NMPP? On pense au rapport qu'Aristide Blank qui a été lu, 40 ans plus tôt, devant les membres du conseil de gérance. Mais la situation est différente.

Il s'agissait en 1947 de racheter l'outil de travail des messageries : les bureaux, mais aussi leurs équipements : matériel mécanographique, cases pour trier les journaux… Depuis que Jean Bardon s'est attaché à constituer un patrimoine, cet outil de travail appartient aux NMPP et, donc, aux éditeurs : les messageries possèdent les matériels des centres de départ, elles viennent de construire un nouveau bâtiment à Vitry pour y installer leurs ordinateurs, elles ont des locaux à Paris et en province.

Les éditeurs préféreraient être chez eux, mais lorsque Hachette décide d'acheter le bâtiment qui doit servir aux NMPP de siège social, ils se laissent faire sans protester. "Nous avons hésité, raconte Marc Demotte, qui suit de très près ce dossier. Fallait-il nous endetter? Les arguments en faveur de la location à Hachette n'étaient pas sans valeur : pourquoi investir dans un immeuble de bureau?"

On voulait, en 1948, acquérir un outil de travail pour échapper à ce qu'on appelait encore la "pieuvre verte". La situation a, en quarante ans, évolué. On cherche, en 1990, un bâtiment qui symbolise les qualités de l'entreprise : parcimonie, simplicité, classicisme et flexibilité. Ce siège social n'est plus un de ces espaces dont la possession est stratégique pour l'entreprise.


Espaces de clarté

Le déménagement d'un siège social est pour toute firme l'occasion d'un retour sur soi, d'une réflexion sur son histoire, ses valeurs, ses stratégies, ses méthodes. Il est souvent associé à un changement d'équipe dirigeante, à une réorganisation en profondeur. Bull, Elf, Rhône-Poulenc, Le Monde, pour ne citer que ces quelques noms, ont connu ces grands mouvements qui travaillent en profondeur l'entreprise.

Le déménagement des NMPP n'échappe pas à cette règle. Il n'a pas précédé le changement, il l'accompagne et éclaire d'une lumière vive la profonde mutation de l'entreprise. Une mutation qui se lit, mieux qu'ailleurs peut-être, dans la manière dont les messageries gèrent leur espace.

Là où il n'y avait, à la libération, qu'une entreprise parisienne dont tous les services étaient réunis dans un même bâtiment, situé au cœur du quartier de la presse, il y a dorénavant le maillage finement tissé de sites spécialisés, dépôts, ateliers, centres informatiques…

Au fil des années, la géographie de l'entreprise a évolué, est devenue infiniment plus sophistiquée qu'elle n'était lorsqu'il s'agissait seulement de récupérer au plus vite les exemplaires fabriqués dans les imprimeries du cœur de Paris.

Les NMPP ont longtemps vécu sur une logique de transporteur. Les cartes que dessinaient ses responsables ne comportaient que des points et des traits. On mesurait des distances (ou des temps d'accès). Les logisticiens qui dirigeaient l'entreprise avaient, en permanence, quatre paramètres en tête : la durée du transfert des exemplaires de l'imprimerie au point de vente, la fiabilité du mode de transport, son coût et sa souplesse (sa capacité à tolérer des fluctuations dans les heures de sortie des titres). Les aménagements apportés au système hérité d'avant-guerre obéissaient à ces règles : on installa des ateliers à la Villette et à la gare de Lyon lorsque les temps d'accès aux gares devinrent excessifs… Les mêmes critères étaient utilisés pour la gestion du réseau : la capacité à atteindre dans un délai relativement court les points de vente servait à définir la zone d'intervention d'un dépositaire. D'où, son extrême dispersion et la multiplication des dépositaires locaux.

A la fin des années 80, cette logique explose. Des commerçants, des spécialistes de l'exportation et des ressources humaines sont venus rejoindre les logisticiens. Sur l'espace logistique du point à point, dominé par la mesure des distances et délais (distance de l'imprimerie au centre de départ, de celui-ci à la gare, de la gare d'arrivée au dépôt…), ces nouveaux venus construisent d'autres espaces :
- celui du commerce, qui mesure des surfaces, des aires : le commerçant calcule sa position en fonction de la zone de chalandise, du nombre de clients qui passent à proximité, de l'attraction des concurrents… et calcule la surface de son magasin en fonction du prix du m2 ;
- celui de la téléinformatique qui efface les distances mais impose le dédoublement : l'entreprise manipule des informations stratégiques qu'il faut protéger contre tout incident. Les règles de sécurité commandent de conserver tous les fichiers, toutes les données en deux points géographiques différents : l'entreprise possède deux sites informatiques, Vitry et Marne la Vallée, reliés entre eux par un réseau rapide.
- celui du management que structure l'échange d'informations entre collaborateurs travaillant sur un même produit. Pour que le management soit efficace, il faut que les lignes de communication entre celui qui décide, ceux qui planifient, organisent et exécutent soient courtes. Il faut, en d'autres mots, que tous ceux qui traitent des invendus soient ensemble, que ceux qui s'occupent des quotidiens, quelle que soit leur fonction, soient réunis dans un même lieu, un même site… La décentralisation est souvent vécue, par ceux qui doivent déménager, comme un éloignement. Eloignement du siège social, de son environnement aimable et de ses circuits de décision. Elle est, disent ces géographes du management, rapprochement. Rapprochement de ceux qui travaillent ensemble.

L'espace logistique lui-même s'est complexifié. L'image de l'araignée au centre de sa toile s'appliquait bien aux messageries de Guy Lapeyre. Elle ne convient plus à l'entreprise que dirige E-J. Cassignol.

En devenant dépositaire dans les grandes villes de province, les NMPP se sont faits prestataires au service des grands quotidiens régionaux, comme à Nice, Marseille ou Tours… En se lançant sur le marché de l'exportation de la presse européenne, elles sont devenues point sur une toile qui couvre l'espace mondial. Qui va envoyer les journaux européens aux Etats-Unis? Les NMPP ou tel ou tel concurrent allemand ou italien? La réponse est moins à chercher dans les capacités de l'entreprise que dans celles de l'aéroport utilisé. Les messageries françaises ne l'emporteront sur leur concurrent allemand que si Roissy est meilleur que Francfort ou Milan…

Il est bien fini le temps où les NMPP n'étaient qu'une entreprise au service de la seule presse parisienne!

Bien fini aussi celui où l'on pouvait les comparer à une grande vieille dame bureaucratique. La modernisation est largement engagée. Sans doute n'est-elle pas achevée, mais l'installation du siège social dans un nouveau cadre éclaire cette politique de l'espace ouvert, étendu et rend plus lisibles ses orientations futures. On voit se dessiner les évolutions du réseau, la concentration des dépôts, la multiplication des points de vente, la différenciation plus poussée des différents flux…

Comme le savent les biologistes, différenciation et spécialisation vont de pair. La réorganisation redistribue les sites, les lieux, les implantations… qui agissent, à leur tour, sur l'organisation de l'entreprise, ses méthodes, ses manières d'être, d'agir et de réagir…

On ne fait que de l'informatique à Vitry et Marne la Vallée, que du traitement de publications à Centre Nord… On ne traitera, demain, que des volumes exportés à Roissy, que des invendus à Bobigny. De la même manière, le dépositaire séparera plus et mieux son dépôt, dont l'implantation aura été choisie en fonction des contraintes logistiques, des magasins installés au centre des zones de chalandise. Une tendance qu'illustre déjà la réorganisation de la vente à Paris : d'un coté, on réduit les annexes, qui passent de 19 à 6, de l'autre, on crée un nouveau type de magasins taillés petit pour s'insérer dans le tissu urbain dense de la capitale.

Faut-il rappeler le chemin parcouru depuis ces années pas si lointaines où les dépositaires mêlaient dans les mêmes locaux fonctions commerciales et logistiques? On triait alors les titres dans l'arrière salle du magasin et les clients curieux pouvaient, en jetant un œil par dessus l'épaule de l'épouse, voir le mari manipuler ses journaux dans la pénombre, sa ficelle et son couteau à la main.

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