9. A peine votée, déjà tournée?

Le retour des hommes d'Hachette rue Réaumur n'est pas pour déplaire aux éditeurs. C'est eux qu'ils voulaient pour remettre en route la distribution de la presse. Ils ne sont plus d'accord lorsqu'ils découvrent que la Librairie Hachette s'est lancée dans une véritable opération de reconquête de ses positions d'avant-guerre.

Edmond Fouret et ses collaborateurs mènent leur offensive sur plusieurs fronts à la fois. Ils veulent récupérer l'immeuble de la rue Réaumur, et redevenir éditeur de presse.

Le 111 rue Réaumur revient à son propriétaire

Lorsque la loi Bichet est votée, les locaux des messageries sont sous le coup d'une réquisition. Dans le contrat qu'ils ont signé le 16 avril, les éditeurs se sont engagés à la faire lever. S'appuyant sur l'article 20 de la loi, qui prévoit qu'une loi ultérieure décidera du sort des biens des messageries, le ministère de l'Information refuse de bouger. Hachette s'impatiente, tempête, menace. Les éditeurs multiplient les interventions auprès du ministre de l'information, Pierre Bourdan, auprès du Président du Conseil. Lorsque toutes ces démarches aboutiront, en 1948, l'immeuble reviendra à Hachette. Il s'en est fallu de peu qu'il ne devienne alors la propriété des messageries. L'avenir de l'entreprise en aurait certainement été changé.

Le texte du 16 avril donne aux éditeurs la possibilité d'acheter les installations utilisées pour le travail de messagerie. C'est tout le rôle de Hachette dans les NMPP qui est en cause. Si la Librairie vend aux NMPP l'ensemble des immeubles et matériels nécessaires pour l'exploitation, que lui reste-t-il pour justifier sa rémunération? La compétence de ses collaborateurs, mais seul le directeur général est salarié de la Librairie. On le sait, boulevard Saint Germain où l'on n'a aucune envie de vendre. Mais on a accordé aux NMPP une option d'achat qui court jusqu'au 31/10/47. La valeur des biens a même été estimée par des experts des deux parties : 1,2 milliard de Francs qui se décomposent en trois grands blocs :
- l'immeuble de la rue Réaumur : 858 millions (dont 424 pour le terrain et les immeubles et 434 pour les aménagements et mobiliers),
- l'immeuble de la rue Montmartre et les annexes (110 millions),
- les actifs incorporels de la liquidation des MFP (200 millions).
Tout cela représente beaucoup d'argent… et les éditeurs hésitent entre l'achat et la location.

Le conseil supérieur des messageries a confié à Aristide Blank, l'un des fondateurs de France-Soir, le soin d'étudier ce dossier. Dans le rapport qu'il remet le 30/7/1947, il compare le coût des deux solutions. Le calcul est simple : acheter coûterait aux éditeurs, en charge financière, 60 millions de francs par an. Une somme voisine de celle que coûtera bientôt la location à Hachette. L'indemnité forfaitaire que les NMPP versent à Hachette est, en effet, indexée sur le prix du journal. En juillet 1947, cette indemnité mensuelle est de 3 millions de francs, mais :
Si les quotidiens venaient à porter leur prix de vente à 5 francs, l'indemnité mensuelle s'élèverait à 3,75 millions, soit 45 millions par an.
[S'ils] venaient à porter leur prix de vente à 6 francs, l'indemnité annuelle s'élèverait à 54 millions de francs. [Et ceci alors qu'il a été entendu que] les NMPP conservent à leur charge l'entretien du mobilier et du matériel dont elles auront la jouissance ainsi que leur renouvellement éventuel. (Exposé d'Aristide Blank au Conseil Supérieur des Messageries, le 30/7/47)

La Presse, conclut Aristide Blank, doit se rendre acheteuse des biens :
Les journaux sont placés dans l'alternative, soit de voir augmenter dangereusement leurs charges locatives, sans pour cela tirer un bénéfice supplémentaire quelconque ; soit de devenir propriétaires de ces biens indispensables sans avoir à consentir un effort supplémentaire. (op.cit.)

Pour cela, elle doit emprunter, contracter, par exemple, un emprunt de 1,25 milliard amortissable en 30 ans.

Pour emprunter il faut des prêteurs. Or, ni le Crédit Foncier, ni le Crédit National, ni la Caisse des Dépôts, ni la Caisse des Marchés ne peuvent intervenir. Leur statut le leur interdit. Seul est concevable, explique à ses collègues Aristide Blank, un emprunt auprès des banques de la Place. Mais celui-ci supposerait la garantie de l'Etat. Elle est demandée, mais la presse a besoin d'argent pour des motifs bien plus pressants.

Alors même qu'Aristide Blank recommande l'achat des bâtiments de Hachette, les administrateurs de la SPPP (Société Professionnelle des Papiers de Presse) hantent les couloirs du ministère de l'information pour obtenir du gouvernement l'autorisation d'emprunter un milliard pour reconstituer des stocks de papier. On trouve, au ministère, la presse bien gourmande, on hésite, les semaines passent sans qu'aucune décision ne soit prise. Lorsqu'arrivent les derniers jours d'octobre, le projet de devenir propriétaire de la rue Réaumur est abandonné. Les NMPP resteront locataires.

Ce choix fait des NMPP une société sans capitaux. Elles n'ont ni immeubles, ni outil industriel, tout appartient à Hachette alors qu'elles sont appelées, de par leur métier, à avoir une trésorerie abondante et à manipuler des sommes très importantes. Ce décalage qui serait, dans d'autres industries inquiétant, amènera, beaucoup plus tard, en 1962, le conseil de gérance à bloquer pendant quelques mois le paiement du trop-perçu.

Hachette achète France-Soir

En même temps qu'elle se bat pour récupérer ses locaux réquisitionnés, la Librairie Hachette prépare son retour dans la presse.

La Librairie n'avait jamais totalement abandonné la publication de journaux. Elle était associée à Paul Winkler dans Edi-Monde, société créée en 1947, mais c'est avec le rachat de France-Soir que ses ambitions dans ce domaine sont apparues au grand jour.

L'affaire a fait beaucoup de bruit. On y trouve en effet tous les ingrédients d'un de ces scandales dont sont friands les journaux à sensation :
- des hommes en vue : Pierre Lazareff, Marcel Bleustein,
- un héros solitaire que l'on essaie de salir : Aristide Blank,
- une puissance financière qui agit dans l'ombre : Hachette,
- des interventions politiques qui sentent le soufre,
- des transactions secrètes et, puisque l'on sort tout juste de la guerre, des résistants qui se déchirent.
Il n'y a pas matière à écrire un roman noir, mais assez de mystère pour nourrir les imaginations.

Organe du mouvement de résistance Défense de la France, France-Soir a pris son nom actuel à la libération. Ses dirigeants, tous très jeunes, Philippe Viannay, Robert Salmon, Daniel Jurgensen, Aristide Blank n'ont pas l'expérience des affaires. Ils n'ont pas constitué de réserves et sont durement touchés par les événements de 1947. La longue grève des rotativistes leur coûte une fortune, les difficultés des MFP les mettent à genoux et leur coûte 50 millions de francs.

Pour ne pas abandonner leur journal, ils se tournent vers les milieux financiers, vers Bleustein Blanchet, patron de Publicis, que l'on retrouve alors dans toutes les affaires de presse, aussi bien au chevet de Libération que dans l'entourage de Pierre Brisson lors de son conflit avec les propriétaires du Figaro, vers Hachette et ses filiales, dont L'Expéditive qui prête au journal 35 millions. Les emprunts succèdent aux emprunts. Leur dette s'alourdit. Dès février 1947, Hachette entre, à hauteur de 50%, dans le capital de France-Soir. Quelques mois plus tard, elle devient complètement propriétaire du journal qui signe, en mai 1948, un accord de fusion avec Paris-Presse (que dirige Henri Massot).

Tout s'est fait dans le secret des bureaux, sans que personne n'en sache rien. Ne furent mis dans la confidence que les acteurs de ces négociations. Philippe Viannay, le fondateur du groupe Défense de la France, raconte dans ses mémoires comment il fut tenu à l'écart :

La Librairie ne voulait pas apparaître en clair et les négociateurs craignaient aussi que mes amis de Défense de la France et moi-même ne refusions son entrée dans le capital. Je fus totalement tenu à l'écart et personne, pas même Musset que j'avais placé à France-Soir pour être mon garant, ne me dit la vérité. Pire, certains s'employèrent à me tromper, me disant qu'un groupe de personnes indépendantes se constituait pour participer au capital et qu'ainsi nous pourrions jouer de l'un sur l'autre. (…) Ceux des nouveaux actionnaires que je ne connaissais pas encore, Jacques Schoeller [fils de René Schoeller et représentant de la Librairie Hachette] et Labalette [autre représentant de la Librairie] notamment, me furent présentés. Ils jouèrent leur rôle, le second surtout, avec une sincérité touchante, me garantissant bien qu'il s'agissait de leur argent personnel et qu'ils disposeraient de leur totale liberté de décision, alors qu'ils n'étaient que les prête-noms, en même temps que Bleustein et Corniglion-Molinier, de la Librairie Hachette. (Du bon usage de la France, p.195)

La crise éclate en février 1949 lorsque ces nouveaux partenaires mettent violemment en cause Aristide Blank, lui reprochent sa gestion et ses notes de frais. Sa révocation est votée. Blank réagit aussitôt et saisit la Fédération de la Presse, tandis que Philippe Viannay et les membres de Défense de la France intentent un procès à Bleustein-Blanchet, à la Librairie Hachette… C'est alors que l'on découvre qu'Hachette est depuis deux ans entré dans le capital de France-Soir et des journaux qui lui sont associés : Elle et France-Dimanche. Avant donc que la loi d'avril ne soit votée. La création des deux coopératives dirigées, l'une par France-Soir, l'autre par France-Dimanche, s'éclaire d'un nouveau jour : elles sont le moyen qu'a trouvé Hachette pour reconquérir la distribution, tandis que le protocole de fusion de France-Soir et Paris-Presse fait d'Henri Massot, le Président du Conseil Supérieur des Messageries et du Conseil de Gérance, le salarié d'Hachette.

Les messageries dans la tourmente

Cette affaire met immédiatement au premier plan les messageries. On se demande si Hachette n'a pas financé ces achats de titres avec l'argent des messageries. On ne l'accuse pas d'avoir pris de l'argent dans la caisse des NMPP, mais on s'attarde, dans les milieux bien informés, sur le mécanisme qui aurait facilité ce financement : les messageries ont une trésorerie abondante. Elles conservent, en permanence, 200 millions de francs de liquidités pour faire face à des difficultés éventuelles de gestion. Et il arrive qu'elles aient jusqu'à 600 millions de francs en banque. Ce sont des sommes considérables. Il suffirait qu'elles disent à la Librairie Hachette combien a été déposé et dans quelles banques, pour que celle-ci puisse obtenir de la banque un crédit d'un montant équivalent. Le banquier sait que les NMPP ont des liens étroits avec Hachette, l'opération est sans risque.

On imagine d'autres scénarios. Les NMPP auraient oublié de demander à France-Soir le remboursement des avals sur traites que les messageries lui ont consenti… Le Conseil Supérieur des Messageries trouve là l'occasion d'exercer son pouvoir de contrôle. Il confie à deux experts, Chauvet et Henri Léon, le Président honoraire de l'ordre régional des experts-comptables le soin d'établir s'il y a eu infraction à la loi. Leurs rapports concordent :
- aucune des 12 banques des NMPP n'a consenti de prêts à la Librairie Hachette ou à l'une de ses filiales ;
- il y a bien eu des avals sur traite, mais la procédure est courante, 35 journaux en ont profité depuis 1947, et elles n'ont donné lieu à aucune manipulation contestable.

Cette affaire inquiète les éditeurs pour un autre motif : la présence d'Hachette dans le capital de journaux modifie l'équilibre des pouvoirs aux messageries. Cela lui donne-t-il plus de pouvoir que prévoyait le texte du 2 avril? Beaucoup le pensent. La Fédération de la Presse proteste aussitôt, estime la loi "tournée". Emilien Amaury demande que les installations des messageries soient rendues à la presse.

Il était dans l'esprit de la loi du 2 avril 1947, mais non dans sa lettre, que la société exploitant les messageries n'édite pas de journaux. Robert Bichet le dit aujourd'hui lorsqu'il explique que la loi "a été plus respectée dans sa lettre que dans son esprit." Son attitude d'alors le confirme. Tandis qu'éclate l'affaire France-Soir, il est au Parlement, occupé à faire voter le projet de loi sur le statut de la presse qu'il a rédigé. Un des articles de ce texte précise que les entreprises de messagerie de journaux ne peuvent créer ou exploiter un journal ou une publication périodique. La cible est bien évidemment Hachette : on veut, par le biais des messageries, l'empêcher de devenir éditeur.

L'affaire s'est joué à un cheveu ou, plutôt, à une voix, celle d'un député MRP : Paul Verneyras. Personnage étrange, attachant, ouvrier à 12 ans, syndicaliste, fondateur de la CFTC, ami, plus tard de Guy Lapeyre, il est alors directeur de journal, administrateur de Paris-Normandie. Homme d'influence plus que d'éloquence, de cabinet plus que d'assemblée, il est de tous les débats sur la presse, de toutes les commissions et n'hésite pas, lorsque nécessaire, à défendre la Librairie Hachette. Que cette défense prenne à contre-pied Emilien Amaury n'est pas, semble-t-il, pour lui déplaire.

Le pouvoir du directeur général

Ce vote a-t-il donné à Hachette le pouvoir aux messageries? A-t-il rendu caduques les précautions prises par la loi Bichet. On l'a un instant craint : "les faits ont depuis longtemps montré, écrit par exemple l'auteur du pamphlet anti Hachette (La liberté de la presse est incompatible avec le retour de Hachette), que la possession de la majorité du capital ne constitue pas pour les actionnaires, une garantie suffisante d'autorité." L'argument fait penser aux thèses sur le pouvoir de la technostructure que John Kennet Glabraith développera longuement 20 ans plus tard.

La loi borne étroitement les pouvoirs du directeur général des messageries. Il doit appliquer à tous les mêmes règles et ne peut refuser la distribution d'un titre. Il n'a pas l'obligation de faire des bénéfices, il n'a donc pas la sanction du marché, mais son action est soumise au contrôle des éditeurs et de l'Etat.

Le retour d'Hachette dans la presse ne modifie en rien ces limites, mais elle apporte au directeur général des marges de manœuvre. La multiplication des coopératives lui donne des armes dans la négociation. Il peut jouer des contradictions entre éditeurs, éviter qu'un front uni ne se constitue contre lui tandis que la présence à la tête du Conseil de Gérance et du Conseil Supérieur des Messageries d'un collaborateur de la Librairie conforte son autorité, la légitime.

Guy Lapeyre est le grand vainqueur de cette crise qu'il n'a sans doute pas voulue. Elle lui a apporté ce qu'il lui fallait d'autonomie pour diriger cette entreprise comme il l'entendait. Elle va lui permettre d'échapper à la paralysie qui le menaçait.

Malgré les apparences, sa victoire n'est pas celle d'Hachette. La Librairie a augmenté le nombre de ses représentants dans les institutions qui la dirigent, elle a resserré ses liens avec les messageries, mais n'a pas retrouvé le droit d'intervenir dans la répartition des recettes de l'entreprise, de choisir entre investissements et rémunération des actionnaires. Le pouvoir que donne, dans une entreprise, le capital lui échappe toujours.

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