11. Un contrat, des principes
La signature, en mars 1950, d'un contrat en bonne et due forme entre les NMPP et les coopératives va achever cet édifice qu'éditeurs et cadres d'Hachette ont bâti au fil des mois.
La bataille pour l'exclusivité
Comme tout contrat, celui-ci a fait l'objet de longues négociations. Trois points ressortent d'un texte relativement court :
- les NMPP ont l'exclusivité de la distribution de la presse : l'adhésion d'un éditeur à une coopérative, dit son article 2, comporte l'exclusivité de la vente par les soins des NMPP pour la France métropolitaine ;
- les NMPP sont ducroire : elles effectuent le recouvrement des sommes dues par leurs correspondants d'après les factures établies pour le compte des administrations des journaux. Ce recouvrement est fait à leurs risques et périls, les éditeurs n'ont pas à se préoccuper des contestations ;
- une grève, un cas de force majeure suspendent totalement ou partiellement l'exécution du contrat. En cas de grève, un journal peut donc assurer directement sa distribution aux dépositaires et agents revendeurs, "les NMPP assureront la facturation, le recouvrement et le retour des invendus."
Cette signature ne se fera pas sans mal. Les publications communistes s'opposent, en effet, vigoureusement à la notion d'exclusivité. Pas pour des motifs idéologiques, les MFP pratiquaient cette même exclusivité, mais pour des raisons économiques. Le Parti Communiste a lancé son propre système de diffusion en s'appuyant sur les publications qu'il possède en province. Il veut pouvoir l'exploiter.
La lecture des comptes-rendus des assemblées générales de la Coopérative des Publications Hebdomadaires et Périodiques dont les publications communistes sont membres permet de suivre dans le détail cette affaire.
En juin 49, alors que l'on prépare en conseil de gérance le contrat entre les NMPP et les messageries, les éditeurs communistes retirent leurs publications de la vente aux messageries dans 5 départements du Sud-est, puis dans 5 départements de l'Ouest et dans 5 départements du Sud.
Le Parti Communiste veut en effet créer son propre réseau de diffusion et utiliser les services d'une dizaine de sociétés commerciales qu'il possède en province et de la SERP, à Paris. Cette société a des tarifs peu concurrentiels (elle demande à ses journaux des taux de remise largement supérieurs à celui des NMPP), mais a-t-elle la distribution de la presse pour seule vocation?
Aux messageries, on réagit aussitôt vigoureusement. Quelques mois plus tôt, on s'est battu contre un quotidien parisien qui voulait se réserver la distribution à Paris et ne confier aux NMPP que la diffusion, peu rentable, en province. On ne peut se laisser faire sous peine de voir s'effondrer toute l'économie du système. C'est ce que Guy Lapeyre explique, en octobre, au Conseil Supérieur des Messageries :
Il y a, dit-il en substance, deux problèmes : celui des publications locales se diffusant à cet échelon et celui des publications parisiennes diffusées en province par l'intermédiaire d'organismes régionaux. Les premières ne posent pas de problèmes. Les secondes nous inquiètent. Si les messageries de Paris n'ont pas de contrat d'exclusivité avec les éditeurs dont elles distribuent les titres, c'est tout le système de péréquation des coûts qu'elles ont mis en place qui est condamné. On verra les éditeurs leur retirer la distribution dans les régions où une messagerie locale leur propose des prix inférieurs. (rapport du conseil supérieur des messageries, 26/10/49)
L'argument est fort. Reste à savoir si cette exclusivité n'est pas en contradiction avec la loi du 2 avril. On consulte Robert Bichet. Après l'avoir entendu, et rappelé que les MFP appliquaient déjà ce principe, le Conseil Supérieur en accepte le principe : "Non seulement, l'exclusivité n'est pas contraire à la loi, mais elle apparait comme l'application, la mise en œuvre logique, naturelle et, l'on dirait presque, nécessaire de ses principes."
Cela, on le devine, ne suffit pas pour convaincre les éditeurs communistes. Les réunions de la coopérative de la fin de 1949 et du début de 1950 sont agitées, houleuses.
Le représentant de la Terre, un hebdomadaire surtout distribué en zone rurale, se plaint de sa mauvaise diffusion dans les campagnes. "Je veux, dit-il, déterminer le prix de revient dans chaque région avant de me prononcer sur l'exclusivité." Son collègue de France d'Abord critique l'organisation des NMPP, "axée sur la diffusion des quotidiens, qui ne tient pas compte des intérêts des hebdomadaires". Le ton monte très vite. Le représentant de Soir-Dimanche indique que le groupe de publications dont il fait partie emploiera tous les moyens judiciaires et parlementaires pour obtenir satisfaction. On utilise les arguments juridiques. Henri Massot, le Président du Conseil Supérieur des Messageries, précise le sens de cette exclusivité :
"Il n'a jamais été question, dans notre esprit, écrit-il dans une lettre adressée au Président de la Coopérative, d'empêcher les publications à base politique ou confessionnelle, d'envoyer des paquets à des correspondants particuliers (…) à la condition bien entendu que les destinataires assurent la vente au détail, soit par leur propre moyen, soit par l'intermédiaire de diffuseurs bénévoles."
Autrement dit : on aura toujours le droit de faire diffuser son journal sur les marchés par les militants.
Dans cette même lettre, Henri Massot met en garde la coopérative contre l'illégalité dans laquelle elle risque de tomber. Et il donne un ultimatum : "Si rien n'est réglé avant le 1 avril 1950, les autres coopératives n'accepteront plus de travailler avec vous!"
On consulte des juristes. Le Conseil Supérieur des Messageries a demandé l'avis de Robert Bichet, les éditeurs communistes lui opposent les avis d'un de leurs amis, le Professeur Gérard Lyon-Caen. Son rapport se résume en quatre non :
- Non, les NMPP ne sont pas autorisées à revendiquer l'exclusivité de la loi,
- Non, les coopératives qui recourent aux services des NMPP n'ont pas le droit d'astreindre leurs adhérents à leur confier la totalité de leur diffusion,
- Non, les coopératives ne peuvent pas "être considérées comme substituées aux coopératives pour les opérations de distribution et de groupage",
- Non, les NMPP n'assurent pas les opérations matérielles qui leur ont été confiées dans des conditions régulières.
Malgré cette opposition vigoureuse, le texte du contrat est voté. Les publications communistes vont-elles céder? Non. Elles préfèrent l'épreuve de force. Mais leurs adversaires sont, eux aussi, déterminés. Paul Colin, le Président de la Coopérative des Publications Hebdomadaires et Périodiques a mis la "radiation des publications qui ne livrent pas la totalité de leur papier pour la France", à l'ordre du jour de l'assemblée générale du 21 décembre 1951. Il faudra un jugement du tribunal de commerce de paris, en juillet 1951, pour que l'exclusivité soit définitivement acquise.
En cette affaire, la fermeté des éditeurs et des dirigeants des messageries fut à la mesure de l'enjeu. C'était l'avenir d'un système centralisé qui était en cause. Si les éditeurs avaient eu la liberté de ne donner rue Réaumur que le déficitaire, c'est tout le système des NMPP, telle qu'il avait été conçu qui aurait été remis en cause. Incapable de rentabiliser leurs activités, les messageries auraient été condamnées aux déficits, à l'échec.
Une organisation centralisée et parisienne
Cette bataille pour l'exclusivité a une dimension politique certaine. Elle a aussi une dimension économique : elle est un des éléments essentiels dans la création du paysage que nous connaissons. L'exclusivité accordé aux messageries a, en effet, interdit le développement d'un réseau de messageries régionales.
Le jeu était, à la libération, ouvert et on aurait pu construire, comme en Allemagne, un réseau de sociétés régionales chargées de distribuer la presse. La question a été posée. Claudius Sabot, le directeur d'un journal lyonnais, Liberté, et Président des Messageries Lyonnaises de Presse (MLP) a déposé, en 1946, un projet allant dans ce sens à la Fédération Nationale de la Presse Française.
Il préconisait la création de messageries régionales réunies dans une Fédération. Son objectif avoué était de lutter contre la concurrence de la presse parisienne.
"Et bien oui, je le reconnais, dit-il en séance, je crains la concurrence de Paris ou, plutôt, l'immixtion de Paris dans les affaires de province. L'expérience que nous en avons faite à plusieurs reprises ne nous donne vraiment pas envie de recommencer. (…) J'ai dénoncé ici, au mois de novembre dernier, le scandale, le véritable scandale de ces journaux de Paris inondant la province de papier qui ne se vend pas d'ailleurs et donnant à des vendeurs des salaires véritablement exorbitants qui créent pour nous, journaux de province, une situation difficile. (cité in L'Echo de la Presse, 1/5/46)
Le thème avait, avant-guerre, souvent été développé par la presse régionale. Pour lui répondre, Claudius Sabot trouve alors les patrons des MFP, défenseurs du monopole public : Vallois, Bensousan, Dorval qui font valoir la taille de la France, la rapidité des avions et des michelines. Le projet Sabot n'ira pas plus loin.
Après le vote de la loi, il y aura quelques tentatives de création de messageries régionales. Mais elles seront rares. Le Conseil Supérieur s'en inquiète d'ailleurs. Il reçoit, en 1947, un courrier d'un quotidien de Montpellier, l'Echo du Midi, qui se plaint de ne pouvoir obtenir de groupage avec ses collègues.
La concurrence que se mènent les titres en province gène le développement de coopératives. Lorsque celles-ci se créeront enfin, elles resteront fragiles. "Toutes sauf une, écrit en 1952 l'expert-comptable qui les contrôle, présentent un bilan en perte." Elles sont souvent mal gérées. Il leur arrive de payer les éditeurs avant d'avoir reçu l'argent des dépositaires. Elles sont prises en otage dans les batailles, souvent brutales, que se livrent les quotidiens régionaux pour la prééminence. Elles n'ont que peu de clients. Les Messageries Alpines de Presse, installées à Grenoble, en ont quatre principaux : le Réveil, Le Dauphiné Libéré, Les Allobroges, Le Travailleur Alpin, qui vivent à couteaux tirés. Lorsqu'un titre disparait, et il en disparait beaucoup dans cet immédiat après-guerre, c'est leur chiffre d'affaires qui diminue.
Faute de pouvoir distribuer la presse parisienne, ces messageries régionales se sont trouvées enfermées sur des marchés trop étroits, prises en tenaille entre une presse parisienne qui utilise les services des NMPP et une presse locale qui se concentre. La plupart disparaitront, d'ailleurs, lorsque la presse régionale aura achevé sa mutation.
Seuls subsisteront donc, aux cotés des NMPP, deux sociétés : Transports-Presse et les Messageries Lyonnaises de Presse. Des motifs techniques les amènent très rapidement à se rapprocher des messageries de la rue Réaumur. Les accords se succèdent, tous très techniques : "Dans le but de rationaliser les services automobiles au mieux des intérêts des deux parties, indique, par exemple, un protocole signé en janvier 1949, l'Agence Hachette pourra utiliser des voitures automobiles des MLP. Dans ce cas, les MLP factureront ces services à leur prix de revient majoré d'une commission de 5%. De leur coté, les MLP consulteront l'agence Hachette pour la réalisation de leurs services en cas de modification de ceux-ci."
Ces accords successifs aboutiront à l'intégration, en 1966, des moyens techniques des deux principales sociétés de messagerie : les NMPP et Transport-Presse.
Le modèle du quotidien
Un autre facteur décisif dans la construction de cette organisation centralisée est le choix d'une messagerie unique pour l'ensemble des produits de la presse : les périodiques sont traités comme les quotidiens. L'urgence qui est la loi pour des produits périmés dans les 24 heures, devient le modèle qu'on applique à l'ensemble de la presse, aux hebdomadaires comme aux mensuels qui ont des durées de vie plus longues.
On aurait pu différencier les traitements, introduire dans le circuit des publications hebdomadaires et mensuelles des stocks intermédiaires, comme il en existe dans d'autres pays. On ne l'a pas fait. Ce traitement unique de tous les titres, quelle que soit leur périodicité, est propre à la France et l'une des originalités de son système de diffusion.
Ce choix stratégique, dont l'incidence sur la vie de l'entreprise sera considérable, n'a, alors, fait l'objet d'aucune réflexion, d'aucune décision argumentée. Densité du réseau, traitement de la presse, effectifs, organisation du travail… beaucoup des caractéristiques du système français sont liés à cette application à l'ensemble de la presse des méthodes mises en place pour diffuser les quotidiens. On ne trouve pourtant pas, dans les archives, de textes dans lequel le directeur général, une assemblée générale de coopérative, un conseil de gérance, imposerait l'application de ce modèle à l'ensemble de l'entreprise. Cela s'est fait progressivement, au fil de ces décisions d'organisation que prennent, au jour le jour, les chefs de service.
Il arrive que l'on sépare les deux flux. Le service mécanographique utilise les machines de deux constructeurs, Samas et IBM. Il affecte les premières aux quotidiens, les secondes aux publications, mais conserve l'organisation qui a fait ses preuves. Cela s'explique. Les quotidiens représentent encore le plus gros de l'activité des messageries, les hebdomadaires sont souvent imprimés sur du papier journal, dans le format des quotidiens, ils en ont l'allure et la pagination. Personne n'imagine de les traiter différemment. Lorsqu'il y a des conflits, lorsque des intérêts des uns et des autres s'opposent, comme cela se produit parfois lorsque l'on parle des barèmes, on fait en sorte qu'ils ne remontent pas à la surface. Personne n'y a intérêt. Surtout pas les administrateurs dont beaucoup travaillent dans des groupes qui éditent à la fois publications et quotidiens.
Tout comme on a repris le système technique mis en place avant-guerre par Paul Planus, on a repris l'organisation des messageries qui traitaient, déjà, avant-guerre, publications et quotidiens de la même manière.
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