12. Une presse aux ambitions nationales
La France du début des années cinquante s'est lancée à plein dans la modernité. Elle a choisi le modèle américain, elle travaille et veut profiter de ses efforts. Même lorsqu'elle vote à l'extrême-gauche et manifeste contre le général Ridgeway, la génération née après la première guerre mondiale, est tombée sous le charme de "l'american way of life". Ce sont les livres et les reportages de ceux qui sont allés de l'autre coté de l'Atlantique, qu'elle lit. Ce sont les romans de Steinbeck, Dos Passos, mais aussi, surtout peut-être, les romans de la série noire que Marcel Duhamel publie chez Gallimard qu'elle parcourt dans le train, dans le métro en allant travailler. C'est ce ton direct, ce style efficace qu'elle attend des quotidiens qu'elle achète chaque matin au kiosque avant d'aller travailler.
Une presse meurt, une autre naît
Ces journaux ne sont plus tout à fait ceux de l'immédiat après-guerre. Les difficultés de la fin des années 40 se sont soldées par un grand nombre de disparitions. Les titres qui ont survécu à l'hécatombe, ils ne sont guère plus d'une dizaine, ont changé. Nous avons déjà dit un mot de Défenses de la France devenu France-Soir et transformé, par Pierre Lazareff, en grand journal populaire. On pourrait, de la même manière raconter celles du Parisien Libéré et du Figaro.
Ces journaux sont plus épais. La pagination moyenne de la presse quotidienne n'a cessé d'augmenter : 2 pages en 1944, 4 en 1946, 5 en 1948, 6 en 1949, 8 en 1950, 10 en 1952, 13 en 1955… Leur contenu s'est enrichi, diversifié. Les feuilles idéologiques ont cédé le pas à des produits de professionnels.
Les éditoriaux restent vigoureux et les polémiques brutales. Lorsque Le Figaro veut publier, en 1950, les mémoires d'un capitaine de l'aviation allemande devenu chef de commando de l'Abwehr, Ce Soir désigne Pierre Brisson comme un complice des "tueurs nazis" et appelle à manifester devant les fenêtres du journal. Bien loin de se laisser intimider, le directeur du quotidien du Rond-Point répond vertement : Les communistes, écrit-il le 3 avril 1950, ont une justice à eux, la seule valable : celle dont les arrêts sont dictés de Moscou. Le Figaro les gêne. Tant mieux.
A défaut de censure, ils usent de la menace. Ils savent qu'en lançant dans de stupides et criminelles échauffourées des troupes trop dociles quelque sang risque d'être répandu.
C'est ce qu'ils souhaitent." (article repris dans Vingt ans de Figaro, 1959)
Mais ces batailles ne font plus l'essentiel des journaux. Les plus riches envoient des collaborateurs en reportage à l'étranger, sur les champs de bataille, dans les villes en révolution, en Afrique, en Asie… Les meilleurs reçoivent le prix Albert Londres qui est décerné chaque année depuis 1933. Son lauréat en 1952, Georges Menant a suivi pour le Dauphiné Libéré, les émeutes qui ont mis fin, en Egypte, au règne de Farouk. L'année suivante, c'est Maurice Chanteloup qui est couronné pour avoir publié dans le Figaro; le récit de ses trois ans passées dans les prisons nord-coréennes.
Si le ton est nouveau, le milieu dans lequel travaillent ces journalistes l'est aussi. La presse de la résistance a redécouvert le capitalisme, l'argent et ses dangers. Cela a commencé très tôt. Dès la fin de la guerre Pierre Brisson est entré en conflit avec la propriétaire du journal qui veut, depuis les Etats-Unis où elle a passé les années noires, orienter la politique du titre. L'affaire va jusqu'au procès, jugé en juillet 1948.
Ce procès, commente le fils de Pierre Brisson, "mettait en lumière une question demeurée sans réponse : les propriétaires d'un organe de presse, ceux qui assument le risque financier, et espèrent des bénéfices (qui eux ne sont pas toujours financiers), peuvent-ils utiliser leur journal, leur station de radio ou leur chaîne de télévision comme instrument de puissance et de pression? Et si c'est inévitable peuvent-ils le faire en "orientant", pour ne pas dire travestissant l'information?" (Jean-François Brisson, Fils de quelqu'un, p.178)
Des groupes de presse se sont constitués. Il y a Hachette, bien sûr, mais aussi Amaury, Prouvost et Ferdinand Beghin qui ont repris la moitié des parts du Figaro et qui lancent ensemble ce qui sera un des grands succès de ces années là : Paris-Match.
Des quotidiens encore fragiles
Malgré ce renouveau, cette presse ne retrouve pas les tirages d'avant-guerre.
Sur les 16 titres quotidiens distribués à Paris en 1953, un seul, France-Soir, tire à plus de 900 000 exemplaires et peut être comparé aux grands journaux d'avant-guerre. Le second, le Parisien-Libéré, dépasse tout juste les 600 000 exemplaires, les deux suivants, L'Aurore et Le Figaro vendent moins de 500 000 exemplaires. Le tirage moyen est de 236 000 exemplaires.
L'expérience étrangère montre que la nouvelle société industrielle s'accommode parfaitement d'une presse puissante. Pourquoi donc cette croissance anémiée? Est-ce que la presse française est trop chère? Un sondage réalisé en 1950 auprès de 1600 personnes ayant renoncé à la lecture d'un quotidien montre que 65% l'ont fait en raison du prix (L'Observateur, 13/4/1950). Est-ce le coût des charges sociales, comme le prétend, après bien d'autres, Claude Bellanger, dans l'Histoire Générale de la Presse Française?
Ces facteurs ont certainement joué, mais on peut aussi s'interroger sur la structure de ces entreprises de presse. Leurs dirigeants sont, souvent, d'anciens journalistes qui s'intéressent d'abord à la rédaction et sous-traitent volontiers toutes les autres fonctions : la publicité à des régies, la distribution aux messageries, parfois, même, l'impression à la SNEP. Tout cela permet de fonctionner avec peu de capitaux, mais ne facilite pas la croissance. A l'heure où l'on invente les nouvelles techniques de management, les journaux manquent de capitaux, sont sous-administrés, peu et mal gérés.
Dans sa biographie d'Hubert Beuve-Meury, Laurent Greisalmer raconte des anecdotes significatives : on annonce en assemblée générale de la SARL Le Monde l'achat de trois machines à écrire, mais les décisions les plus importantes, comme le renouvellement du matériel d'impression sont prises en moins de huit jours sans véritable réflexion.
On ne dépense pas, tel est l'axiome. On épargne pour autofinancer les investissements, voilà l'horizon. Il ne faut guère plus d'une après-midi par semaine à Beuve-Meury pour surveiller de près les comptes de la maison. Et les archives sont là pour montrer qu'à l'époque, le budget prévisionnel de l'année à venir se gribouille au crayon sur une simple feuille d'écolier. L'entreprise comptait 356 salariés en 1946 ; elle n'en compte, en 1960, pas plus de 382. (Laurent Greisalmer, Hubert Beuve-Meury, p.518)
La naissance de la presse magazine
L'imagination, l'innovation et une gestion plus moderne, sont à chercher chez les éditeurs de périodiques. De nouveaux titres apparaissent qui savent faire preuve d'audace. Roger Stéphane et Gilles Martinet créent en 1950 France-Observateur. La même année, Robert Hersant lance l'Auto-Journal qui se réclame des consommateurs et réalise des bancs d'essai. C'est une nouveauté.
Robert Hersant y ajoute quelques coups spectaculaires : le bruit court qu'il règne une telle pagaille aux usines Renault que l'on peut facilement y voler une voiture. Il en fait voler une. Quelques mois plus tard, il achète à un collaborateur de Citroën les plans d'un moteur en cours d'études. Perquisition au siège du journal, enquête… l'affaire sera jugée au tribunal correctionnel, mais l'Auto-Journal se taille une réputation de magazine qui ne s'en laisse pas compter et voit son tirage… tripler.
De son coté, Cino del Duca invente la presse du cœur qui sera, pendant des années, une des "locomotives" des NMPP. Nous Deux qu'il a lancé en 1947, progresse rapidement : 250 000 exemplaires en 1948, 590 000 en 1949, 725 000 en 1950, 1,2 million en 1951, 1,5 million en 1957.
Le succès de cette presse populaire s'est-il fait aux dépens des grands quotidiens nationaux? Georges Parmentier, qui fut longtemps Président du Syndicat National des Dépositaires le pense :
"Cette littérature, qualifiée de facile, explique-t-il en 1954 aux journalistes de L'Echo des dépositaires, a fait la fortune des quotidiens d'avant-guerre. Or, les journaux actuels ont quelque peu abandonné ce genre dans leurs feuilletons pour aborder des sujets plus sérieux, plus littéraires. Une place restait donc à prendre dans l'immense réserve des lectrices françaises, et M. Del Duca l'a judicieusement occupée. Il l'a fait, d'ailleurs, avec habileté, puisqu'il a renouvelé le genre, transposant le feuilleton en roman-photo ou dessins à légendes-ballons, qui remportent un succès sans précédent dans l'histoire de la presse." (cité dans L'Echo de la Presse et de la Publicité, 15/10/54)
1953 voit le lancement de deux nouveaux hebdomadaires : l'Express et Entreprise.
L'année suivante, c'est un mensuel féminin, Marie-Claire, interrompu en 1941, qui reparait, bientôt concurrencé par l'hebdomadaire de Marcel Dassault, un industriel que la presse fascine : Jours de France.
Tous ces journaux suivent l'exemple d'Elle qu'a créé en 1944 Hélène Gordon-Lazareff, à son retour des Etats-Unis. Pendant la guerre, elle a travaillé à Harper's Bazaar, y a appris à utiliser la couleur, à mettre en valeur la publicité, à dialoguer avec les lectrices.
La presse enfantine découvre, elle aussi, la quadrichromie et les nouvelles techniques d'impression. Dès 1952, Le Journal de Mickey utilise l'héliogravure. Les bandes dessinées, qui l'envahissent, lui valent les critiques du bien pensant. Après avoir lu quelques uns de ces petits journaux, Louis Pauwels écrit :
Je sors de là comme d'un très poisseux cauchemar. J'ai le sentiment d'avoir été pendant deux heures aspiré par les plus sales bêtes sous-marines, engourdi, voulant crier et ne pouvant pas, plongé dans la terreur fixe, enfoncé dans le barbouillis cher aux psychanalystes, tournant, la tête en bas, dans le remugle des sourds désirs, des envies de viols et de tortures… (Combat, 30/12/47)
Diable!
Grâce à ces bandes dessinées, cette presse est la première à faire l'expérience de la création de produits transnationaux. On le lui reproche très sévèrement :
Alors qu'une page revient à 40 000 francs, prix du document, photogravure, manipulations industrielles, elle ne coûte que 5 à 10 000 francs si l'éditeur l'achète à un autre éditeur ; elle est gratuite si c'est le même éditeur qui publie des journaux dans deux pays différents. Le gain, pour un journal de 6 pages est ainsi de 1000 000 à 1 400 000 francs par mois. C'est là un handicap très lourd pour l'édition française. (Maurice Deixonne, à l'Assemblée Nationale, 21/1/1949)
Une distribution moderne
Toute cette presse a des ambitions nationales. Elle ne peut se contenter d'être diffusée sur Paris. C'est vrai des magazines, ce l'est des quotidiens.
Ses dirigeants attendent des NMPP qu'elles mettent leurs titres en vente partout en France, dans les grandes villes de province comme dans les plus petits villages.
Le bel outil que Guy Lapeyre et Raoul Bouchetal ont reconstruit sur le modèle des messageries Hachette d'avant-guerre tourne rond. Il absorbe sans difficultés la croissance des volumes traités : de 5000 tonnes de papier/mois transportées en 1947, on est passé, dés 1951, à 8000 tonnes, soit une croissance annuelle de plus de 12%, sans que le système marque le moindre essoufflement. Mais cela ne suffit pas. Les éditeurs et leurs clients ont de nouvelles exigences.
La radio a rendu les lecteurs plus sévères, plus attentifs à la fraîcheur de l'information. Il faut créer de nouveaux moyens de transport plus rapides, plus efficaces.
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