15. La mécanographie triomphante
Les NMPP ne se contentent pas de transporter et d'aider à vendre les journaux, elles préparent aussi des colis et gèrent des ventes. Comptables dans les bureaux, ouvriers dans les centres de départ, les collaborateurs des messageries passent leurs journées à trier, à compter et recompter les journaux, à calculer et recalculer des prix, à faire des additions, des soustractions, des multiplications… Les NMPP sont une immense "machine à calculer". Elles ne pouvaient que profiter des techniques d'automatisation du calcul.
Guy Lapeyre l'avait compris dès les années 20 quand il n'était encore qu'un jeune employé aux écritures des messageries Hachette. Il n'y avait pas alors d'ordinateurs, mais on connaissait depuis une vingtaine d'années déjà les machines à cartes perforées. Conçues à la fin du siècle dernier pour les besoins des services chargés de recenser aux Etats-Unis la population, ces machines savent trier et compter rapidement des cartes.
En 1925, celui qui voulait s'équiper d'une de ces machines avait, en France, le choix entre deux constructeurs :
- IBM qui commercialisait les matériels d'Herman Hollerith, l'américain qui a inventé la mécanographie,
- et la Société Anonyme des Machines Statistiques (SAMAS) qui commercialisait, depuis 1919, les matériels que Remington-Rand fabriquait d'après les plans d'un ingénieur d'origine russe, Powers.
Ce n'est que quelques années plus tard, en 1932, que la Compagnie des machines Bull a commencé à commercialiser en France les matériels d'un ingénieur d'origine suédoise, Bull.
Guy Lapeyre choisit les machines de Powers. C'est alors le bon choix. Elles bénéficient des dernières innovations : rouleaux de papier à avancement automatique qui permettent d'utiliser des pré-imprimés, système d'impression alphanumérique.
Tout au long des années 30, l'organisation des messageries se met en place autour de ces outils. Elle restera à peu près inchangée tout au long des années cinquante. Le service que dirige Raymond Brichet, au début des années 50, est, à peu de choses près, le jumeau de celui qu'il avait connu avant guerre : des employés aux écritures reçoivent les appels téléphoniques des dépositaires qui veulent modifier leurs services, "il me faut, leur disent-il, deux Combat de moins, trois France-Soir de plus. J'ai la vente d'un ou deux Franc-Tireur, mais ne me donnez pas tant de Figaro. Un Monde suffira…" de jeunes grooms portent ces informations aux "soucheuses" qui les recopient sur des cartes que d'autres jeunes femmes perforent pour nourrir les machines qui trient, fabriquent des listes, impriment. En bout de chaîne, on retrouve les compteurs qui font les paquets dans les sous-sols de la rue Paul Lelong.
La seule nouveauté a été, du temps des MFP, l'achat de machines IBM que l'on a spécialisées dans la préparation des périodiques.
Une centaine de personnes, revêtues de blouses blanches travaillent dans cet atelier mécanographique, l'un des plus beaux qu'il y ait à Paris. On vient d'un peu partout pour le voir. Il n'y a mieux, en France, qu'au Ministère des Finances. Toutes les visites commencent de la même manière par l'énumération d'une longue série de chiffres. Il y a, aux NMPP, 90 machines pour les cartes perforées, 16 tabulatrices, 15 trieuses, 34 poinçonneuses et vérificatrices qui traitent chaque jour 2,5 millions de cartes perforées, 28000 modifications de service, 15000 factures.
Dans leurs présentations, les responsables de ce service, Brichet, Lasseron, Girardy ne manquent pas une occasion de rappeler les performances étonnantes (et en même temps dérisoires comparées à ce que fait aujourd'hui le moindre micro-ordinateur) de leurs matériels : les poinçonneuses multiplicatrices font 1200 multiplications à l'heure, les reproductrices traitent 7800 cartes à l'heure, les trieuses 40 000…
Les cartes tombent par paquets, on perfore, on trie, la mécanique est impeccable. C'est un rêve d'ingénieur. On est dans un grand paquebot, puissant, insolent, fier de lui. L'atmosphère, à l'intérieur est ouatée, presque féérique. L'écrivain Antoine Blondin, qui l'a visité, en 1956, le compare à une nursery.
Une nursery où tout est sous contrôle. Chaque machine est reliée à un voyant lumineux de contrôle sur un grand panneau. Le chef de l'atelier peut ainsi voir, d'un seul coup d'œil, si ses hommes en blanc travaillent.
La puissance de l'atelier de mécanographie, la richesse de son équipement sont exceptionnels, mais c'est son rôle dans l'entreprise qui surprend les visiteurs. Les dirigeants des messageries ont su mettre au point un système qui intègre l'ensemble des tâches de production.
Les cartes qui circulent dans les trieuses et tabulatrices ne se contentent pas de faire des listes pour les compteurs, elles servent aussi à produire les relevés adressés aux dépositaires et aux éditeurs. C'est le coup de génie de Guy Lapeyre et le cœur de toute l'organisation qu'il a mise en place avant-guerre : la même fiche sert à établir le bordereau de mise en case et la facture. Il ne peut y avoir d'erreur puisqu'on ne saisit l'information qu'une seule fois. La mise en case et la production de la comptabilité sont reliées au même cœur : l'entreprise a été conçue comme un immense système d'information.
Aux visiteurs d'alors, on montre tout le détail de la circulation des fiches, toute la subtilité des traitements. Pour finir, pour le faire un peu rêver, on lui présente le projet d'affichage automatique des quantités à traiter sur les cases des compteurs. On lui montre le prototype construit avec IBM et la Compagnie de Signaux et d'Entreprises Electriques : lorsqu'un titre arrive à la salle de départ, le compteur compose son code. Un voyant s'allume aussitôt au service mécanographique, deux étages au dessus. Là un employé introduit dans une tabulatrice le jeu de cartes du titre. Sitôt le traitement achevé, ses résultats sont communiquée à la salle des départs. Des voyants lumineux s'allument sur les cases. Ils indiquent combien de journaux il faut distribuer à chaque client. Plus besoin de bordereaux, de longues listes de chiffres …
L'esprit papier
Il y a quelque chose de faustien dans cette volonté de tout ramener à des cartes perforées, à des cadrans et des signaux lumineux. Mais il y a aussi l'intuition de ce qu'apportera, bien plus tard, l'informatique.
Pour l'heure, cet automate consomme surtout du travail humain. Lorsqu'on se promène dans les bureaux on y trouve des rangées de dames qui frappent des chiffres sur des claviers. Dans les centres de départ, des dizaines d'hommes comptent, mettent en case et ficellent des paquets que d'autres empilent sur des chariots et rangent dans des camions. Il faudra attendre 1976 pour voir apparaître les premiers automatismes dans les centres de départ. Tout repose sur quelque chose d'impalpable, d'invisible, qu'on ne pèse ni ne mesure : l'esprit papier.
Il règne en maître dans les centres de départ, rode dans les couloirs, saisit parfois un cadre. Il peut prendre des formes différentes, mais on le reconnait vite. C'est lui qui fait se presser les ouvriers de la rue Paul Lelong, à quelques minutes du départ des camions, les jours où rien ne va. Il faut que le papier parte! C'est lui qui amène les cadres à venir donner un coup de main, porter des paquets en cas d'incident. C'est lui, encore, qui, les jours de grève, pousse les ouvriers à rattraper le temps perdu.
La presse économique et la littérature sur le management nous ont habituées à entendre parler de culture d'entreprise. On a bien souvent le sentiment qu'il s'agit de mots plus que de réalités. Aux NMPP, c'est tout le contraire. L'esprit papier existe. On peut l'analyser.
Il repose sur quatre bases :
- la solidarité ouvrière. Les ouvriers des messageries appartiennent au même univers que les rotativistes et imprimeurs. Ils sont dans le même syndicat, ils se connaissent, partagent les mêmes valeurs. Ils respectent le travail de leurs collègues. Ce qu'ils ont imprimé doit être distribué. Laisser en plan un journal imprimé serait manquer à cette solidarité. Tout comme il serait anormal de distribuer des journaux faits par d'autres.
- l'atmosphère familiale : on entre aux messageries jeune et on y reste jusqu'à la fin de sa carrière. On est introduit aux messageries par un père ou un oncle qui y travaille déjà. On y a souvent un frère, un cousin, des amis d'enfance… Il y a de véritables dynasties familiales aux NMPP. Dans ces familles, l'esprit papier est enseigné aux enfants très tôt.
- le goût du travail bien fait. Le travail de messagerie est simple : il s'agit de compter des liasses, de faire des paquets, de les transporter… Il ne demande aucune compétence particulière. La seule chose qui le distingue de beaucoup d'autres travaux similaires, le seul point qui distingue le professionnel de l'amateur, c'est cette capacité à tenir les délais, ce sérieux qui fait passer l'objectif final avant toute autre considération.
- une valeur partagée. Cette nécessité de tenir des délais vaut pour tout le monde : pour les ouvriers dans les centres de départ comme pour les employés dans les services administratifs. Elle occupe l'essentiel des réflexions des ingénieurs et des dirigeants qui organisent le travail, négocient avec la SNCF, préparent les expéditions…
L'esprit papier s'effritera lorsque viendront à manquer l'un ou l'autre de ces éléments.
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