16. L'anniversaire
Ces messageries première manière atteignent leur apogée dans les derniers mois de la Quatrième République. La situation politique est gangrénée par l'affaire algérienne : de l'autre coté de la Méditerranée, on assassine et on lynche, en métropole, on interdit, on arrête et on emprisonne tandis que le Parlement vote, presque sans discussions, la création du Marché Commun. Mais les NMPP ont dix ans.
Rue Réaumur, on prépare activement la célébration de cet anniversaire que Guy Lapeyre veut marquer d'une pierre blanche. Il vient d'être admis au Conseil d'Administration de la Librairie. Les NMPP accumulent les succès : les tirages de la presse augmentent régulièrement. On a passé en juin 1956, pour la première fois, la barre des 4 millions d'exemplaires pour la presse parisienne et des 7 millions pour celle de province.
Les éditeurs ont oublié leurs réserves. Comment pourraient-ils d'ailleurs se plaindre alors que leurs ventes ont, grâce aux messageries, progressées en province? Cette croissance se traduit dans les résultats des NMPP dont le chiffre d'affaires a atteint, cette année là, 68 milliards de francs, soit quatre fois le chiffre de 1947. Succès symbolique : l'arrivée de La Croix. Le quotidien catholique, qui vient de changer de formule et de supprimer la croix qui ornait son titre, gagne 10 000 lecteurs en se faisant distribuer par les messageries.
C'est la victoire du jeune homme entré comme employé de bureau aux messageries Hachette quarante plus tôt. Il ne veut, pour rien au monde, qu'elle soit manquée. La fête doit être exceptionnelle. Elle sera splendide.
Le beau théâtre des Champs-Elysées, avenue Montaigne, a été retenu. Guy Lapeyre, imposant dans son habit, y reçoit tout ce que Paris compte d'hommes politiques, d'industriels, de gens de la presse. Le Président René Coty est là, ainsi que son fils qui a travaillé quelques temps aux messageries. Toutes les vedettes de la politique d'alors, Guy Mollet, Georges Bidault, François Mitterrand, Edgar Faure… tous les grands noms de l'industrie, Louis Armand, Max Hymans… aussi.
Le programme est époustouflant. On a demandé à Jean Cocteau de l'illustrer. Il y a ajouté quelques vers :
Ici pollens
insectes, mystérieux
échanges, sont
l'œuvre de l'homme.
La pensée vole et
féconde l'univers.
Le spectacle commence par un film de Jean Masson, le commentaire est lu par Claude Darget, une des vedettes de la jeune télévision. Le film montre comment, grâce aux messageries, la France apprend l'incroyable : la Tour Eiffel grandit chaque jour de 5 centimètres.
Les spectateurs ont à peine le temps d'applaudir qu'Annie Girardot, Robert Lamoureux, Poiret et Serrault jouent un impromptu de Marcel Achard, vite suivi des Blue Belle girls du Lido et du corps de ballet de l'Opéra. Claude Bessy, Lyanne Daidé, Ludmilla Tcherina, au sommet de sa carrière, interprètent un ballet de Serge Lifar sur la suite en blanc de Lalo.
A la fin du spectacle, la salle est envahie par des dizaines de vendeurs qui "crient" l'édition spéciale d'un journal spécialement écrit, pour l'occasion, par les journalistes de France-Soir et Paris-Presse : "la Presse de Paris". Cette édition est, à elle seule, un exploit. Elle a été entièrement réalisée, rédigée, composée, imprimée, pendant que les invités regardaient le spectacle. On y voit, le Président Coty qu'entourent Henri Massot et Guy Lapeyre, les blue bell girls déguisées en photographes de charme, la salle. On peut y lire, à coté de reportages sur les messageries, ses trains spéciaux, sa flotte de scooters et motos, un bel article d'Antoine Blondin.
Tout cela est impressionnant, trop presque. On pense à Fouquet recevant le roi, mais la comparaison est trop audacieuse : le Président Coty n'a rien d'un monarque, même constitutionnel. Quant à Lapeyre, son véritable rival, celui auquel il pense, ce soir là, celui qu'il aurait aimé épater, c'est René Schoeller. Il se souvient encore de la fête que son prédécesseur à la tête des messageries avait organisé pour fêter le centenaire de la Librairie. C'était grandiose. Raymond Poincaré, Edouard Herriot, la Comédie Française, l'Opéra, tout ce que l'on n'appelait pas encore la jet society était là. Lapeyre, lui, n'était alors qu'un jeune comptable. En ce temps là, on ne les invitait pas.
Il est des blessures secrètes de jeune homme qui expliquent bien des comportements d'adulte.
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