17. La montée en puissance des publications
Comme souvent lorsque la fête est brillante, les lendemains paraissent ternes. Ils le deviennent vite aux NMPP.
Le bel outil que l'on fête au théâtre des Champs-Elysées rencontre ses limites, il commence à craquer de toutes parts :
- les tonnages progressent plus vite que les capacités des trains spéciaux,
- les invendus se multiplient,
- les locaux de la rue Paul Lelong se révèlent trop étroits, trop éloignés des gares,
- la mécanographie frôle, chaque mois, la catastrophe…
Tout cela, parce qu'est apparue, à coté de la presse quotidienne classique, une nouvelle presse dynamique, vigoureuse, qui applique les techniques toutes récentes du marketing et de la publicité. En quelques années, c'est tout le marché des NMPP qui s'est transformé.
Les publications plus fortes que les quotidiens
Jamais la presse ne s'est aussi bien vendue. Les tonnages explosent, comme on peut le voir sur ce graphique :
(illustration 2)
La croissance des volumes a frappé les contemporains. Mais le plus important, le plus "révolutionnaire" pour les messageries, est la montée en puissance des publications et l'arrivée sur le marché de produits qui ne ressemblent plus que de très loin aux journaux d'opinion auxquels pensait le législateur lorsqu'il a rédigé la loi du 2 avril 1947.
Les publications qui représentaient à peu près la moitié des tonnages en 1954, en représentent près des deux tiers à la fin de la période :
(illustration 3)
Montée en puissance des publications, conception nouvelle de la presse. Ces deux événements sont liés et concomitants. Dans un cas comme dans l'autre, tout se joue dans les dernières années de la IVème République et au tout début de la Cinquième.
1956 est l'année charnière, celle où tout a basculé, où les éditeurs qui voulaient investir ont compris qu'il y avait plus d'avenir dans les publications que dans les quotidiens.
Les entrepreneurs de presse choisissent les publications
Le 13 octobre 1955, Jean-Jacques Servan-Schreiber transforme l'hebdomadaire qu'il a créé deux ans plus tôt, l'Express, en quotidien. C'est un tabloïd, le premier dans la presse française, avec des signatures qui font aujourd'hui rêver : Jean Daniel, Alfred Sauvy, Robert Kanters, Françoise Giroud, François Mitterrand, François Mauriac, Albert Camus… L'expérience est un échec. Dès le 1er mars 1956, le quotidien redevient hebdomadaire.
Quelques semaines plus tard, en avril, des financiers et quelques grands noms de l'industrie (Michelin, le secrétaire général du CNPF), lancent le Temps de Paris. L'ambition de ce quotidien est de mordre sur le lectorat du Monde. Les moyens mis en œuvre sont considérables : 400 000 exemplaires sont distribués le premier jour. Mais Le Monde, France-Soir, les premiers visés par ce nouveau titre réagissent. Très vite le déficit quotidien atteint les 4 millions de francs. Les ventes dégringolent, les financiers s'inquiètent. L'expérience sera abandonnée le 3 juillet après 66 numéros. On a dépensé près de 1,5 milliard de francs.
L'année suivante, deux nouvelles tentatives échouent de la même manière. Les Débats de ce temps, journal austère, conservateur lancé le 11 avril ne dure pas deux mois. Midi Cinq, quotidien que finance Roger Capgras, un de ces personnages étranges comme seule la presse sait en faire naître, mandataire aux Halles, directeur de théâtre, ne fait pas, lui non plus, de vieux os.
En l'espace de quelques mois, ce sont quatre tentatives de lancement de quotidiens qui échouent. Ces échecs signalent la fin, pour un temps du moins, de la prééminence d'une certaine forme de presse en France. Deux des acteurs de cette période, Jean-Jacques Servan-Schreiber et Hubert Beuve-Meury, se sont attachés à les expliquer à chaud. Le premier dans un article, le second dans une conférence. Tous deux mettent en avant des motifs économiques.
Fabriquer un quotidien coûte cher, dit en substance J.J.S.S., qui donne des chiffres : un hebdomadaire vend 16 pages pour 50 F, soit un peu plus de 3F la page, tandis qu'un quotidien vend la même page 90 centimes. Pour financer un quotidien, il faut donc des ressources importantes.
On peut les trouver auprès de la publicité qui représente alors 43% des revenus du Monde. Encore faut-il l'obtenir. Les publicitaires attendent, pour donner leurs annonces, que le titre ait séduit de nombreux lecteurs. "Tous les quotidiens, écrit le directeur de l'Express, se sont heurtés, à tel ou tel moment de leur développement, à cette question : où trouver l'argent nécessaire pour pouvoir attendre que les ressources publicitaires viennent combler le déficit?"
De l'argent, pourtant, il y en a : "les capitaux restent très abondants sur le marché de la presse" explique Hubert Beuve-Meury, mais, ajoute aussitôt le directeur du Monde, ils "manifestent généralement la plus vive répugnance à dévoiler leur identité réelle." Tout le problème est là : les financiers qui investissent dans la presse, s'y intéressent pour des motifs plus idéologiques qu'industriels. Leur objectif n'est pas de créer un produit de presse viable, mais de mener une campagne pour des idées, contre un titre qui agace…
L'expérience de Temps de Paris est caractéristique : on aurait pu lancer un journal pour une clientèle, on a voulu donner les moyens de s'exprimer à la fraction la plus conservatrice des milieux économiques. Ce n'est pas le marché qui commande, c'est le financier qui impose sa vision. Que le lecteur boude un produit qui n'est pas fait pour lui n'est pas très surprenant. "La formule, écrit Claude Bellanger dans son Histoire Générale de la Presse Française est élaborée avec soin. Mais la revue de presse étrangère et les informations économiques voisinent avec d'attendrissants reportages sur le mariage de Grace de Monaco - "Elle a pleuré" - ou deux pages de photographies consacrées à la réception du corps diplomatique par le Président Coty. A quel public s'adresse donc le Temps de Paris?"
Faute de trouver les capitaux nécessaires pour développer les quotidiens existants ou en créer de nouveaux, ceux qui sentent, dans le public, la demande d'une autre presse, ceux qui considèrent que la presse doit être conçue comme un produit industriel délaissent le quotidien, trop cher à fabriquer, trop lourd à gérer, et se tournent vers les périodiques, hebdomadaires ou mensuels qui demandent moins de capitaux. On devine, rétrospectivement, dans les remarques que Jean-Jacques Servan-Schreiber faisait en 1956, les choix de celui qui réinventera en 1964 la presse hebdomadaire.
Entre le marketing et la prison…
Hebdomadaires et mensuels ont un avantage : ils se prêtent bien à l'application des techniques du marketing qui commencent à pénétrer en France.
La presse tire depuis longtemps une partie importante de ses revenus de la publicité. Elle profite, en ces années du renouveau de l'économie française, mais aussi de la professionnalisation des métiers de la publicité. L'intuition et l'amateurisme cèdent la place aux études 0 aux sondages dont l'un des premiers domaines d'application est la presse. Quels journaux lit-on? Comment les lit-on? Que retient-on? C'est l'annonceur qui se pose ces questions, mais les réponses intéressent aussi l'éditeur.
Dès 1954, la direction du Monde commande à une société spécialisée, aujourd'hui disparue, un sondage auprès de ses lecteurs. Il ne concerne que les acheteurs parisiens, mais donne une image assez surprenante du lecteur du quotidien de la rue des Italiens : là où l'on attendait des citoyens qui choisissent un journal pour ses opinions, on découvre un profil socioprofessionnel. Le lecteur du Monde appartient "au groupe des 25 à 50 ans, le plus actif économiquement", il est cadre, commerçant ou industriel et plutôt riche : "près de sept lecteurs du Monde sur dix ont un téléphone personnel, ceci indique nettement qu'ils sont à l'aise."
Quatre ans plus tard, en 1958, le CESP, qui vient tout juste de naître, publie un premier sondage sur plusieurs titres de la presse parisienne. La démarche est la même : on analyse l'audience du titre, son lectorat, dans les termes, avec les outils qu'utilisent les producteurs de produits de grande consommation pour analyser leur clientèle.
Sous la pression des publicitaires, on va de plus en plus loin dans la connaissance des comportements des lecteurs. En 1963, alors que l'Express n'a pas encore renouvelé sa formule, un sociologue, Jules Klanfer, écrit :
"Les éditeurs de périodiques seraient bien avisés s'ils concentraient leurs efforts sur les aspects plus profonds de la recherche publicitaire. Plutôt que de se référer à des études portant uniquement sur le nombre de lecteurs qui ont lu tout ou partie d'une annonce, ils devraient prendre l'initiative d'études portant sur la façon dont le moment de lecture, y inclus celui de la lecture des annonces, est vécu par leurs lecteurs."(cité dans Communications et langages, déc. 69, p.98)
Au fil des années, et sous l'impulsion des publicitaires, c'est toute une science du lecteur, de ce qu'il attend de son journal, de l'usage qu'il en fait qui se développe. On apprend ainsi que le lecteur moyen ouvre 70% des pages d'un hebdomadaire à chaque prise en main, que l'on consacre 43 minutes à lire un mensuel et 33 à lire un hebdomadaire, que 70% des lectures se font à domicile…
Toutes ces informations aident le publicitaire à choisir les titres dans lesquels faire passer des annonces. Plus il est facile d'identifier un titre à un segment de marché, à une cible, plus il a de chance de recueillir de la publicité. Peu importe ses opinions, ses choix politiques, son contenu rédactionnel, seul compte son lectorat, son audience. De là, à concevoir des produits de presse pour un profil de lecteurs et une famille d'annonceurs, il n'y a qu'un pas qui sera vite franchi.
Dès le début des années 60, les éditeurs découvrent et appliquent la théorie des créneaux et de la segmentation des marchés. La presse pour adolescents explose : pour les jeunes gens BCBG, il y a Top (lancé en 1958), pour les jeunes amateurs de rock et de musique yéyé il y a Salut les Copains (1962), les jeunes filles ont Age tendre ou Vingt ans… L'Express, le Nouvel Observateur, l'Expansion explorent l'univers du cadre : parisien, provincial, fonctionnaire ou collaborateur d'une entreprise privée, d'une PME ou d'un grand groupe. D'autres s'attachent aux amateurs de photos, de voitures, de tourisme, de femmes à demi déshabillées (Lui sort en 1963), aux téléspectateurs…
Les grandes réussites sont la rencontre d'une cible que peuvent exploiter les annonceurs et d'un phénomène social. Celle de l'Express, dont la nouvelle formule lancée en 1964 connait immédiatement un formidable succès, est exemplaire : d'un coté, on a une cible pour les annonceurs, de l'autre une classe, les managers modernes, avec ses comportements, ses valeurs, son style de vie que des sociologues s'amuseront à décrire dans le détail : "mélange d'ascétisme combattant et de bonne franquette "à l'américaine" : mépris de la nourriture, de la "gastronomie à la française", de l'alcool, des mondanités, des "manières bourgeoises", de l'"hypocrisie" (en matière de sexualité), de l'éducation traditionnelle…" (Luc Boltanski, Les cadres).
Mais s'il est vrai que l'audience d'un journal peut devenir une cible pour l'annonceur, le marché de l'industriel peut devenir une audience pour l'éditeur. Dés 1960, trois titres sont créés pour répondre aux besoins des téléspectateurs : Télépoche (Cino del Duca), Télérama (La Vie Catholique) et Télé 7 jours (groupe Prouvost). Ces journaux donnent les programmes et leur croissance suit la pénétration de la télévision dans les foyers. Leur cycle de vie est intimement lié à l'évolution du marché industriel, à sa croissance, à sa saturation…
Poussant plus loin cette même logique publicitaire, certains lancent des journaux gratuits. L'idée a la séduction d'un syllogisme : pourquoi faire payer au lecteur un journal que la publicité peut totalement financer? Elle bute, cependant, sur le système de tarification des messageries : comment facturer la distribution d'un titre qui n'a pas de prix lorsque le barème est calculé sur la base du prix de vente? On aurait pu imaginer une tarification spéciale. Le conseil de gérance en a décidé autrement. Le 14 septembre 1962, il interdit aux messageries de diffuser ces titres. Ce qui explique, sans doute, que cette presse n'ait pas aujourd'hui, en France, l'importance qu'elle peut avoir en Allemagne ou en Grande-Bretagne.
Si elles nous apparaissent aujourd'hui avec toute l'évidence que donne le recul, ces évolutions furent masquées aux contemporains par une actualité qui rappelait trop souvent que le métier de journalistes peut aussi conduire en prison.
Cette période est en effet complexe, paradoxale. D'un coté, la France se tourne vers la modernité et ses éditeurs découvrent les nouvelles techniques de vente, de l'autre, son gouvernement, empêtré dans une guerre coloniale qui n'en finit pas, censure les journaux, inculpe et emprisonne les journalistes.
En décembre 1956, André Mandouze est arrêté pour connivence avec le FLN motif : un article écrit dans France-Observateur. L'Express, Témoignage Chrétien, L'Humanité, Esprit, Les Temps Modernes furent saisis à plusieurs reprises. Même La Croix, le vénérable quotidien des pères assomptionnistes fut interdit de distribution en Algérie. Si le Monde échappa à la saisie, il fut accusé par un ministre, André Morice, de "diffamation publique envers les armées", à la suite d'un article de Maurice Duverger et poursuivi en justice par la Fédération nationale des parachutistes français.
Il fallut, en fait, attendre la fin de la guerre d'Algérie et l'arrivée au ministère de l'information d'Alain Peyrefitte pour que les relations entre la presse et le pouvoir politique prennent une tournure plus calme.
L'outil des quotidiens au service des publications
On ne pouvait ignorer, aux messageries, que sous ces vagues qui retenaient l'attention de tous, la presse évoluait en profondeur, changeait, se modernisait, devenait à son tour un produit industriel. Des titres conçus à l'ancienne disparaissent les uns derrière les autres. C'est le cas de certains journaux féminins, c'est celui des hebdomadaires populaires : Radar, la Presse, Festival, La Vie en Fleur meurent… D'autres voient leurs ventes lentement décliner, comme Paris-Match qui connait son apogée en 1957 tandis que se multiplient les titres modernes. Les quotidiens nationaux piétinent. Les nouveaux magazines leur font une concurrence directe : ils rétrécissent leurs marchés publicitaires et leur volent des lecteurs qui trouvent dans la radio et la télévision de quoi satisfaire leur soif d'information immédiate. Seules échappent à cette concurrence les petites annonces. Elles deviennent une des ressources majeures des plus puissants.
Les NMPP mettent à la disposition de cette nouvelle presse l'outil qu'il lui fallait.
Le marketing n'est pas une science exacte. On peut, avec des enquêtes, des sondages, éclairer des décisions, on ne peut certainement pas prédire le succès d'un nouveau produit. La segmentation des marchés conduit à multiplier les nouveaux titres, à découvrir sans relâche de nouveaux créneaux. Or, le système des NMPP se prête mieux qu'aucun autre au lancement de nouveautés :
- il permet à tout nouvel acteur d'accéder au marché à un coût quasiment nul. Les NMPP acceptent tous les titres, même les plus fragiles. Il suffit de s'inscrire dans une coopérative pour être diffusé par les messageries ;
- il ne donne pas de privilège aux acteurs déjà existants, comme le font tous les systèmes commerciaux traditionnels qui hésitent à mettre en vente des produits nouveaux dont personne ne sait encore ce qu'ils donneront. Anciens ou nouveaux, tous les éditeurs sont facturés selon les mêmes barèmes ;
- il offre d'emblée à l'éditeur qui le souhaite une couverture nationale extrêmement dense et donne aux éditeurs de publications un outil conçu pour les quotidiens que l'on veut acheter au plus près de chez soi.
- il pratique la vente au numéro qui permet d'atteindre très vite une clientèle que les méthodes utilisées pour la vente des abonnements ne permettent de constituer que très lentement.
Dès 1967, deux Français sur 3 lisaient un magazine. Ce succès, exceptionnel, est le fait des NMPP, de leur capacité à recevoir sans cesse de nouveaux titres. C'est à son travail que les Français doivent d'être devenus les plus gros consommateurs mondiaux de publications.
Les conséquences de cette montée en puissance des publications sont importantes pour l'entreprise :
- sensibilité accrue à l'activité économique : lorsque le marché publicitaire est dynamique, les titres se multiplient, s'épaississent, les tonnages augmentent ;
- multiplication des nouveautés : les titres ont des cycles de vie plus court, se renouvellent plus vite : leur vie est fonction des marchés industriels ;
- contraintes plus faibles : on n'a pas besoin de traiter un hebdomadaire ou un mensuel comme on traite un quotidien ;
- augmentation rapide du chiffre d'affaires : les périodiques coûtant cher, de deux à 10 fois plus cher que les quotidiens. Plus le pourcentage de publications augmente et plus le plus le chiffre d'affaires croit ;
- augmentation structurelles des invendus : les titres nouveaux et les périodiques, qui ont souvent des tirages plus faibles que les quotidiens, produisent plus d'invendus que ceux-ci.
Certains de ces effets sont rapidement sensibles. Pourtant, l'entreprise ne change en rien sa philosophie : publication ou quotidien, tout produit a droit au même service. La règle : sitôt arrivé, sitôt parti, s'applique indifféremment à tout le papier.
Il faudra des années pour que l'entreprise tire toutes les conséquences de cette révolution dans son marché. Au début de la cinquième République, son premier souci est de "faire tourner la machine", de faire en sorte que les journaux sortis des imprimeries soient distribués correctement. Ce n'est pas évident…
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