18. Engorgements, retards…

La première conséquence de cette montée en puissance des publications est l'engorgement des NMPP. Trois points sont particulièrement inquiétants : les retards s'accumulent dans la livraison en province des journaux, les invendus se multiplient, l'outil mécanographique vieillit et approche de ses limites.

Des craquements partout

L'outil industriel des NMPP, celui des messageries Hachette d'avant-guerre craque de partout. Les départs restent concentrés rue Paul Lelong, dans le quartier de la Bourse. Chaque soir, les files de camionnettes (on n'utilisait pas alors de camions pour transporter la presse dans Paris) qui apportent le papier s'allongent. Elles atteignent maintenant la place de la Victoire, à quelques encablures des Halles, font de longues stations devant le restaurant des Petits-Pères que les journalistes du Canard Enchaîné ont rendu célèbre, se recueillent devant Notre-Dame de la Victoire, croisent, le soir, les amateurs qui rentrent de la Comédie Française…

Porteurs et compteurs croulent sous le papier, ils n'arrivent pas à tout le traiter dans les délais. Les retards s'accumulent. Editeurs et dépositaires protestent. Il faut faire quelque chose.

On installe un départ de gros clients à la porte de Montreuil, puis on réunit les expéditions pour les deux réseaux du sud de la France, rue du Banquier, dans l'ancienne usine des automobiles Delage. Mais ce n'est qu'un palliatif. On donne de l'oxygène à la rue Paul Lelong, on ne règle pas les problèmes de fond qui apparaissent lorsque la circulation dans Paris devient plus difficile. On ne peut plus accéder dans des temps convenables rue Paul Lelong où subsistent les deux tiers de l'activité, on ne peut plus se rendre dans les gares.

La SNCF, elle, croule sous le poids. Les hebdomadaires et mensuels qui n'ont cessé de prendre de l'importance dans l'activité des messageries sont beaucoup plus diffusés en province que la presse quotidienne restée plus parisienne comme on peut le voir sur les deux graphiques.

Les trains de voyageurs qui constituent le moyen de base d'acheminement de la presse parisienne en province ne peuvent plus absorber ces tonnages. Les paquets qui s'empilent sur les quais de gare deviennent de plus en plus importants. Certains soirs, on doit en laisser sur le quai.

Les éditeurs se plaignent de plus en plus vivement. Un spécialiste de la presse hippique se plaint de voir son hebdomadaire, normalement diffusé le samedi avec les quotidiens, mis en vente le lundi ou le mardi alors qu'il donne des pronostics pour les courses du dimanche.

Devant la multiplication des protestations, Raoul Bouchetal envoie deux jeunes cadres, Jean Bardon et Maurice Audouin, voir ce qui se passe sur les quais de gare.

Nous étions allés, raconte ce dernier, gare de Lyon où nous avions mesuré 30 à 40 mètres de sacs de publications qui n'étaient pas partis le soir faute de place dans les wagons. Il était fréquent que les localités sur l'axe Marseille-Nice qui étaient le plus mal desservies, reçoivent leurs envois par quatre ou cinq trains différents. Il fallait que les dépositaires se déplacent autant de fois… (témoignage Maurice Audouin)

Les départs vont à la Villette et au Charolais

La décision est prise de créer des trains spéciaux pour les publications, comme on en a créé, en 1955, pour les quotidiens, et d'implanter des centres de départ dans les gares.

Jean Bardon négocie avec la SNCF l'implantation de deux centres sur des sites de la Société Nationale, le premier dans l'enceinte de la gare du Charolais, pour les réseaux sud-ouest et sud-est, le second dans les dépendances de la gare de marchandise de Paris-Pajol, à la Villette, place Hébert, pour les dépositaires de la région parisienne et ceux installés au nord d'une ligne Nantes-Mulhouse.

C'est le 18 janvier 1962, par une de ces journées de grand froid triste, que deux équipes de compteurs et porteurs prennent possession du nouveau site de la Villette. Les bâtiments sont perdus au fond d'une impasse, dans un quartier sans âme, mais on a de la place, 18 000 m2, et une salle de travail qui mesure 240 mètres de long que surplombe une immense horloge. Ce que l'on perd en convivialité, on le gagne en confort. Ce centre, comme celui du Charolais est mixte, le jour, on traite les publications, la nuit, les quotidiens. Son organisation est directement copiée sur celle de la rue Paul Lelong : la salle de travail est découpée en zones de distribution géographique (Ouest, Banlieue, Nord-Est…). La seule nouveauté est le chargement direct des wagons. Implantation dans une gare oblige! Les camionnettes qui encombraient tout le quartier de la Bourse le libèrent. Elles vont maintenant à la périphérie de Paris dans des arrondissements où l'on circule mieux. Les retards pris dans les livraisons disparaissent.

La séparation des centres de départ et du siège des NMPP, de l'administration était rationnelle et logique. Cette décision technique apportait une bonne réponse au problème de l'entreprise, mais… elle avait aussi une dimension sociale. On ne la découvrira que bien plus tard.

Les techniciens qui l'ont prise pour résoudre une difficulté technique n'ont pas vu que cette transformation de la géographie des NMPP allait modifier les relations au sein de l'entreprise, qu'elle allait, lentement mais sûrement, écarter les ouvriers de ce service du personnel qui distribue les autorisations de sortie, de retard, les congés, les avances sur salaires, qu'elle allait les écarter tout aussi sûrement de ces pourvoyeurs de travaux au noir qu'étaient le Sentier et les Halles… C'est tout le tissu de relations qui s'instauraient naturellement lorsqu'il suffisait de monter deux étages pour obtenir une autorisation, recevoir une avance, qui s'est trouvé, d'un coup, déchiré. C'est la vie quotidienne de beaucoup qui a été profondément transformée.

Après les trains, les avions

Ces nouveaux trains spéciaux résolvent à peu près tous les problèmes des publications alors que ceux que l'on a mis en place en 1955 pour transporter les quotidiens révèlent leurs limites. Toutes les régions ne sont pas également servies. La France est coupée en deux : la presse parisienne est bien distribuée au nord d'une ligne Bordeaux-Valence, mal au sud.

Malgré les locomotives rapides mises en service par la SNCF, Marseille, Nice, Montpellier, Perpignan ne sont toujours pas traités de manière satisfaisante, alors même que les lecteurs de la presse parisienne sont nombreux dans ces régions. Les chiffres dont on dispose sont rares. Seules les ventes du Monde ont fait l'objet d'une enquête approfondie à cette époque : elle fait apparaitre une concentration des lecteurs provinciaux dans le sud de la France, dans ces zones qui sont justement mal couvertes par la distribution des NMPP.

Les dépositaires ne comprennent pas. "Comment se fait-il, disent ceux qui se trouvent en dessous d'une ligne Bordeaux-Valence, que mon collègue à 100km au nord reçoive ce journal à 9 heures du matin et moi à 4 heures de l'après-midi. Les clients protestent. Ils ont raison!"

Les éditeurs se plaignent eux aussi. E. Amaury qui vient de reprendre l'Equipe veut que son journal arrive tôt partout en France. Les administrateurs de l'Humanité, Combat disent "vous nous distribuez mal, nous perdons des lecteurs, vous nous menez à la faillite." La solution est l'avion… Lui seul permettra de gagner du temps sur le temps.

Mais à qui s'adresser? Air Inter n'a pas les matériels qui conviennent, Air France a les moyens, est intéressé, mais, étude faite, conclut : "nous sommes trop cher." La compagnie nationale propose d'assurer le management technique de l'opération mais de sous-traiter le transport à une jeune compagnie spécialisée dans les transports vers l'Algérie : Aigles Azur.

Maurice Audouin qui a vécu cette aventure en a gardé le souvenir :
Aigles Azur avait acheté des Vanguard, des avions que British Aerospace avait sorti un an avant le Boeing 707. Nous en avons équipé 2 pour le transport de presse. Ils étaient déshabillés. Il n'y avait plus de sièges. Mais ils pouvaient en cas de besoin être rééquipés en deux ou trois heures et faire du trafic voyageur. (témoignage Maurice Audouin)

Les premiers avions partent en 1960 :
On chargeait la presse par lots, selon des règles très strictes d'équilibrage. Ils partaient de 1h30, 2h du Bourget. Impossible de tenir debout dans ces avions. On avait conservé deux banquettes de quatre places. Parfois on prenait des voyageurs. J'ai fait ainsi deux, trois Paris-Marseille.
(témoignage Maurice Audouin)

Le système coûte cher, trop cher, mais la presse parisienne est, enfin, partout à la disposition de ses lecteurs dans de bonnes conditions. De tous les grands quotidiens, c'est sans doute l'Equipe qui en a le mieux profité. Le quotidien sportif a des courbes de vente très particulières : son tirage moyen est de 200 000 exemplaires, mais il est très sensible à l'actualité. Un grand événement sportif peut le faire monter très haut. En 1957, puis en 1961, 1962, 1963 et 1964, alors que toute la France se demande si le héros du jour, Louison Bobet va gagner le Tour de France, il frôle la barre des 700 000 exemplaires. Aurait-il été autant lu si on ne l'avait trouvé aussitôt dans les kiosques de Nice, Toulon ou Perpignan?

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