21. Henri Breton ou la rigueur
Guy Lapeyre parti, il faut lui trouver un successeur.
On peut suivre, dans la presse de l'époque les différentes phases de cette recherche : le remplacement de Guy Lapeyre "inquiéterait d'avance et d'importance certains journaux", écrit le 28 décembre 1966, le Canard Enchaîné. "On dit, écrit en janvier 1967, l'Echo de la Presse et de la Publicité, que le boulevard Saint Germain verrait avec faveur un polytechnicien à la place de M. Lapeyre, mais qu'il éprouve quelques difficultés à mettre la main sur l'oiseau rare."
Lorsque celui-ci est trouvé et qu'Henri Breton est nommé à la tête des messageries, les mêmes s'inquiètent de ses capacités à occuper un poste singulièrement difficile :
"La presse, en tout cas, et principalement les grands groupes, vont surveiller avec un super-Palomar les actes et actions du nouveau directeur-général. Il ne sera pas bon qu'il favorisât les uns au détriment des autres, ni que le groupe Franpar bénéficie de facilités ou complaisances particulières. M. Henri Breton va devoir apprendre un rude métier (nous doutons d'ailleurs qu'il parvienne à le connaître avant un demi-lustre), mais surtout devenir un funambule de première classe. Il ne lui sera pas permis de pencher ni d'un coté ni de l'autre, moins encore de perdre l'équilibre. Le pouvoir politique exigera qu'il compte avec lui, tandis que l'opposition veillera à ce qu'il n'ait pas trop d'accointances avec le pouvoir. M. Meunier du Houssoy et M. Ithier de Roquemaurel voudront que ce soit "un homme à eux", tandis que les gérants des coopératives (en tout cas trois sur cinq) exigeront que le cœur de M. Breton leur soit acquis. Il parait que les amateurs n'étaient pas si nombreux que cela à vouloir succéder à M. Lapeyre. Dans le fond on les comprend." (EPP)
On les comprend d'autant mieux que la nomination d'un nouveau directeur général n'a pas calmé les esprits. Les NMPP ont décidé de retenir, chaque mois, par petits paquets, sur les sommes dues au Parisien Libéré les montants que le journal n'aurait pas du percevoir. Celui-ci proteste vigoureusement.
Une commission d'arbitrage est nommée. Elle comprend trois professeurs de la faculté de droit de Paris, Pierre-Henri Teitgen, qui connait bien les problèmes de la presse pour avoir été, à la libération, ministre de l'information, Henri Solus et Gaston Lagarde. Elle se réunit en présence de deux avocats, Jean-Denis Bredin, Henri Ader et de Jean Bardon.
Le jugement que rend ce tribunal est subtil :
- les frais spéciaux échappant au barème, le directeur général a pu penser qu'ils échappaient aussi à l'article 12 de la loi Bichet, celui qui précise que le barème des tarifs des messageries s'impose à toutes les entreprises de presse clientes de la coopérative. Pour éviter à l'avenir tout problème, il faut inscrire ces frais dans les barèmes ;
- le Parisien Libéré et l'Equipe peuvent conserver les chèques qu’ils ont perçus, mais ils doivent payer les frais au même tarif que les autres journaux :
- la Librairie Hachette est responsable des agissements du directeur général qu'elle nomme à la tête des messageries, elle doit rembourser aux éditeurs 1,6 million de francs.
Ce jugement met un terme, très provisoire, au conflit qui oppose Emilien Amaury aux NMMP.
Un polytechnicien réorganise l'entreprise
Henri Breton que l'on vient de nommer à la tête des messageries est un ami personnel d'H. Massot. C'est un homme comme on n'en avait jamais vu rue Réaumur : ingénieur, ancien élève de l'école Polytechnique, il a fait l'essentiel de sa carrière à Marseille, ville où il est né le 10 décembre 1910. Fils de l'un des pionniers de l'industrie du cinéma, il était directeur de la Société Générale des Transports Maritimes lorsqu'on est venu le chercher.
On attend de lui qu'il introduise de la rigueur, de la précision, dans une organisation dont on venait de découvrir qu'elle en manquait. Il va le faire en donnant aux NMPP les structures plus modernes d'une grande entreprise.
Il crée une direction financière qu'il confie à Jean-François Bailleul, une direction commerciale que prend Max Teyssou, l'ancien directeur du département étranger d'Hachette, dont le père avait été un des cadres supérieurs des messageries d'avant-guerre. Il introduit le contrôle de gestion, parle de comptabilité analytique, de tableaux de bord…
Il réorganise les départements techniques, précise les missions de Maurice Audouin, celles de Paul Musset, nommé directeur du Département Electronique et Administratif de Gestion (DEAG). Il crée un service des études générales confié à Christian Rossner.
A coup de petites touches, il remodèle l'organigramme, met de la clarté là où il y avait du flou, précise les lignes de commandement : Maurice Audouin contrôlera la réalisation des systèmes d'information, précise un ordre général publié en mai 1969. "A ce titre, le Directeur du DEAG lui rendra compte."
Il embauche de jeunes collaborateurs, mieux formés, plus diplômés que leurs prédécesseurs : des ingénieurs, comme Jack Gerbault, des juristes, comme Jean-Pierre Doulet, des cadres qui ont eu une première expérience ailleurs, comme Bernard Mellano ou Jean-Pierre Nigen. Une révolution dans une entreprise où les autodidactes faisaient la loi.
Henri Breton avait l'expérience des grandes entreprises. Il introduisit aux NMPP, grande entreprise qui avait conservé une structure de PME, des méthodes de management modernes. La greffe prit, mais sans lui…
Breton, l'étranger
Des métiers de la presse, cet homme intelligent, austère, volontiers cassant savait ce qu'en connait le lecteur régulier du Figaro, c'est-à-dire rien ou à peu près. Il aurait pu apprendre, mais, médiocre tacticien, il ne vit pas comment les barons des NMPP, tous ces quinquagénaires qui l'entouraient, tous ceux qui avaient appris le métier avec Guy Lapeyre et Raoul Bouchetal, le coupaient progressivement de l'entreprise, l'enfermaient dans son grand bureau du troisième étage, l'écartaient lentement mais sûrement de tous les circuits de décision.
Maladroit, il ne comprit pas combien la manière dont Guy Lapeyre avait été remercié avait choqué ses collaborateurs, combien en ont voulu aux dirigeants de Hachette de leur brutalité. Une de ses premières actions fut d'interdire aux collaborateurs des NMPP d'assister aux obsèques de son prédécesseur, mort dans les mois qui ont suivi son éviction. L'entreprise était légitimiste. Ce geste lui fut vivement reproché.
L'information ne lui parvenait plus que filtrée. Très vite, il eut plus les apparences du pouvoir que le pouvoir lui-même. Les décisions se prenaient au niveau en dessous, il n'avait plus qu'à les entériner. Il était ouvertement soutenu par Henri Massot, mais cela ne suffisait pas. Il lui aurait fallu trouver des soutiens dans l'entreprise chez les cadres moyens, dans le personnel, chez les syndicats. Personne ne se rangea à ses cotés. Pas même les quelques francs-tireurs qui essaient de profiter de ce genre de situation pour se faire une place au soleil : les "barons" quinquagénaires tenaient d'une main de fer tous les fils de l'entreprise. Lorsqu'un ingénieur, un chef de service lui rendait compte directement, sans passer par la voie hiérarchique, il se faisait aussitôt rappeler à l'ordre.
Il lui aurait fallu faire preuve de caractère, bousculer, s'imposer. Il ne sut pas. Ou, peut-être, ne put-il pas, retenu par ceux là, même, qui l'avaient introduit aux messageries. Homme d'autorité, Henri Breton ne manquait pas de compétences et l'image que l'on a parfois donnée de son passage à la tête de l'entreprise est inexacte. L'ingénieur du génie maritime qu'il était avait appris les vertus de la méthode, de la mesure et du calcul. Il maîtrisait certains des principes du management moderne que l'on ne pratiquait pas aux messageries, mais il n'avait pas cette subtilité florentine qui permit à Guy Lapeyre et Jean Bardon de naviguer entre les éditeurs et Hachette. Il ne saisit pas immédiatement toutes les finesses du système coopératif. On attendait un dosage subtil de rigueur et de souplesse, il fut tout de raideur. On voulait un alchimiste, il se comporta comme un officier en mission.
Victime d'une fronde dans l'entreprise, Henri Breton fut, en 1974, offert en victime expiatoire aux éditeurs qui ne cessaient, depuis l'affaire Lapeyre, de contester l'entreprise, son fonctionnement et ses coûts.
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