22. Des éditeurs plus exigeants

L'affaire Lapeyre, le scandale, comme d'aucuns disent encore, a fragilisé la direction des messageries. Elle a rompu l'équilibre que le successeur de Schoeller avait réussi à établir entre les administrateurs de journaux et Hachette.

Les éditeurs qui faisaient, depuis des années, confiance à la direction générale, se rebiffent. Ils renforcent leurs exigences de contrôle et veulent intervenir de plus près dans la gestion d'une entreprise qu'ils critiquent volontiers.

La lecture des comptes-rendus des assemblées générales met bien en évidence ce changement de ton et d'atmosphère. Les échanges sont plus longs, plus animés. Les participants, Lucette Thomazo, Claude Bellanger, Jacques Sauvageot, Jacques Huteau ont plus de responsabilités dans leurs journaux respectifs. On voit des éditeurs réclamer que leurs interventions soient reprises dans le compte-rendu. Des chiffres qui restaient confidentiels sont publiés.

Ces éditeurs n'hésitent plus à porter sur la place publique leurs différents avec les messageries. Quelques semaines avant l'éviction de Guy Lapeyre, Emilien Amaury avait publié dans Carrefour un long réquisitoire dans lequel il citait le montant de la redevance Hachette restée confidentielle. Les années suivantes, Jacques Sauvageot intervient à plusieurs reprises dans Le Monde sur la distribution de la presse. Le sujet est technique, difficile, mais l'administrateur du quotidien de la rue des Italiens a un beau talent de journaliste et sait rendre simple ce qui est complexe.

La distribution coûte trop cher

La contestation porte sur plusieurs fronts à la fois.

Sur les tarifs et prix pratiqués par les messageries, d'abord. C'était au cœur de la bataille avec le Parisien Libéré qui ne cessait de se plaindre des conditions qui lui étaient faites. Ses dirigeants contestaient notamment la facturation des invendus dans la région parisienne. Les invendus y empruntaient les voitures qui apportaient le papier chez le dépositaire. Leur transport, expliquait-on dans l'entourage d'Emilien Amaury, ne coûte donc rien aux NMPP qui les facturent 1,5 million de francs au Parisien Libéré. "Qu'elles reviennent à vide ou chargées de n'importe quoi, il faut bien qu'elles reviennent" explique l'Echo de la Presse et de la Publicité dans un article qui expose les thèses d'Emilien Amaury. A l'appui de celles-ci, l'éditeur citait l'exemple de l'autre messagerie, Transports-presse qui distribue le Figaro et l'.Aurore; et fait à ses clients des conditions plus avantageuses.

Autre critique : les délais de paiement. Emilien Amaury reproche aux NMPP de garder trop longtemps l'argent qui lui est dû au titre des trop perçus et accuse les NMPP de "se procurer à bon compte, au moyen de fonds qui ne leur appartiennent pas, des facilités de trésorerie très amples" (EPP, 7/4/69). L'argument n'est pas nouveau.

Les dirigeants du Parisien Libéré reprennent et développent ces arguments dans une lettre à Henri Breton du 24 février 1969, puis dans une intervention devant l'Assemblée générale des coopératives des quotidiens de Paris. Emilien Amaury et Claude Bellanger, son associé dénoncent pêle-mêle :
- le compte des invendus : "les quantités débitées, écrivent-ils dans leur lettre du 24 février, dépassent nettement celles correspondant aux statistiques établies à partir de nos propres sondages" ;
- les délais de retour de ces mêmes invendus : "pour l'avenir, dit la même lettre, nous vous prions de bien vouloir prendre les dispositions nécessaires afin que les retours d'invendus - qui, au surplus, nous sont facturés indûment - soient effectués dans les délais suivants : pour la vente à Paris, le lendemain pour la majorité des invendus, deux jours après pour une petite partie, et de toute façon, dans un délai d'une semaine au maximum. Pour la vente hors de Paris, délai d'un mois."
- la gestion des avances sur invendus que les messageries consentent aux éditeurs : lorsque les invendus sont plus importants que prévus, les éditeurs doivent rembourser une partie de l'avance qu'ils ont reçue ;
- le barème et ses bonifications : "en 1961, Le Parisien payait 38,94% de remise sur Paris et Libération 37,53%".

La distribution de la presse devrait disent-ils enfin, être moins chère : elle coûte aux éditeurs de 37 à 43% du prix de vente du journal, alors qu'elle ne coûte que de 27 à 30% pour les journaux de province. Ils insistent en particulier sur ses coûts à Paris : elle coûte 10% de plus à Paris qu'en province, "si l'on admet que les coûts peuvent être plus élevés à Paris, il y a à notre avis au moins 5% de trop qui sont payés, soit pour le seul Parisien 350 millions de recette en moins par an".

Ces accusations sont reprises quelques mois plus tard dans une brochure du Parisien Libéré, La presse parisienne écrasée, puis amplifiées par un titre économique, L'Economiste de Paris, que publie Marcel Leclerc, l'éditeur de Télémagazine.

Ce journal consacre tout un dossier à Hachette dont le titre ne trompe pas : "Quand les éditeurs français entretiennent une vieille dame." Toute l'argumentation tourne autour des revenus que la Librairie retire de sa participation aux NMPP : ils feraient l'essentiel de ses bénéfices. L'auteur de cet article évalue à 40 millions les "avantages réservés à la maison Hachette par les NMPP pour la seule année 1967", chiffre qu'il obtient en additionnant la rémunération de Hachette (21 millions de francs) et la remise supplémentaire de 5% accordée aux agences Hachette :
"Il se trouve, poursuit-il, que le bénéfice total pour 1967 présenté à l'Assemblée générale (de la Librairie Hachette), ressort à 20 222 682,20 francs, après paiement des impôts sur les bénéfices, amortissements et provisions. Un rapprochement sommaire entre les 4 milliards (d'anciens francs) venant des NMPP, directement ou des services concédés, et les 2 milliards (toujours en anciens francs) de bénéfice net d'Hachette, laisse à penser que, sans les NMPP, la Librairie Hachette ne ferait pas de bénéfice, voire pourrait en arriver à un compte d'exploitation déficitaire." Et la conclusion de suivre : "L'action Hachette vaut aujourd'hui 540 francs. Il est permis de se poser la question suivante : quelle serait l'incidence sur son cours si - à l'instant même du placement prochain d'obligations - les pouvoirs publics se penchaient attentivement sur le problème aussi important que délicat des modalités financières très spéciales reliant Hachette et les NMPP."

On le devine, cet article n'est pas le commentaire spontané d'un journaliste financier en quête de sensationnel. C'est même tout le contraire, puisque, quelques jours plus tard, le directeur de ce journal, Marcel Leclerc reprend les mêmes arguments devant l'assemblée du Syndicat de la presse hebdomadaire que dirige Emilien Amaury. C'est la même offensive qui se poursuit. Elle conduira à un démenti de la Librairie Hachette et à une précision d'Ithier de Roquemaurel, le nouveau Président de la librairie : "les apports des NMPP représentent à peine 10% du bénéfice net d'Hachette dont les filiales sont toutes bénéficiaires."

Emilien Amaury et Claude Bellanger ne sont pas isolés. Jacques Sauvageot prolonge ces attaques dans le Monde. Il publie, en septembre 1970, un long article dans lequel il se plaint du coût de la distribution. Attaques qu'il précise, deux ans plus tard, dans un nouveau papier :
"Les frais de distribution imposés à la presse sont par ailleurs excessifs. En 1968, lorsque notre journal était au prix de 60 centimes, il a encaissé 23,03 centimes par exemplaire vendu à Paris. En 1971, à 70 centimes, il a encaissé 24,08 centimes. Le lecteur a donc payé 20 centimes de plus, le Monde a reçu 1,05 centimes. Ces chiffres consternants défient le commentaire."

Cette analyse proposée au lecteur aurait gagné à être enrichie d'un commentaire sur la progression des invendus qui alourdissent le coût de la distribution : les journaux du soir dont le Monde avaient 22,6% d'invendus en 1968, 25,5% deux ans plus tard.

Certains éditeurs ne se contentèrent pas de critiquer. Ils allèrent plus loin et envisagèrent de quitter le système. Deux quotidiens du matin firent faire une étude sur ce que leur coûterait une distribution directe. Ses conclusions sont sans appel : des gains sensibles en banlieue, mais des coûts beaucoup plus élevés en province et à l'étranger. Le quotidien qui voudrait quitter les NMPP serait, en fait, condamné à devenir un régional.


En finir avec l'obscurité et le silence

A ces arguments économiques viennent se joindre d'autres critiques. La politique du silence que pratique la direction des NMPP depuis des années agace les éditeurs. Ils veulent des chiffres, des informations sur les NMPP, leur fonctionnement. Jacques Sauvageot est on ne peut plus clair :
« Les avantages d'une diffusion à forme coopérative ne sont plus à démontrer, mais ce qui doit en être la contrepartie logique, c'est-à-dire le droit à l'information sur les conditions d'exploitation, n'existe pas, au risque de voir se développer le doute, la suspicion ou les incompréhensions. « (Jacques Sauvageot, Assemblée Générale de la Coopérative des Quotidiens de Paris, 21/10/69)

Ces critiques s'adressent à l'occasion aux éditeurs membres du conseil de gérance :
« La comptabilité des NMPP n'est pas à la portée des coopératives, nous aimerions voir redresser cela par ceux qui continuent d'exercer leurs fonctions de gérants. » (Lucette Thomazo, intervention à l'assemblée générale de la Coopérative des Publications Hebdomadaires et Périodiques, le 8/6/67)

Elles ne sont pas nouvelles. Dans les premières années, déjà, des éditeurs se plaignaient de ne pas recevoir les bilans des NMPP que la direction générale craignait de voir utilisés par les adversaires d'Hachette. Ce qui conduisit Guy Lapeyre à demander, le 18 septembre 1950, au Conseil Supérieur de prendre des sanctions "lorsque des renseignements d'ordre comptable concernant des entreprises commerciales sont diffusés à l'extérieur et exploités à des fins politiques." En cette fin des années 60, les choses ont changé.

Lorsque Lucette Thomazo, administrateur de l'Humanité, demande une analyse plus fine des coûts, ce n'est pas pour attaquer Hachette, c'est pour mieux gérer son titre. Henri Massot lui répond :

A un moment donné, on m'a demandé au Conseil des Coopératives de créer une comptabilité analytique. Je n'étais pas très chaud pour deux raisons. La première était que la création d'une véritable comptabilité analytique est onéreuse. La seconde, c'est que je craignais que la preuve fût trop largement faite par la comptabilité analytique que les quotidiens étaient soutenus dans l'opération commune par les périodiques… (H. Massot, Assemblée Générale de la Coopérative des Quotidiens de Paris, le 21/10/69)

On se tait, plutôt que de prendre le risque de voir exploser le système des barèmes que plus personne ne maîtrise complètement. Le silence est devenu le ciment des messageries.

Cette politique du silence n'est pas propre aux NMPP. Toute la presse l'a longtemps pratiquée. Avant la première guerre mondiale, les journaux considéraient le chiffre de leurs tirages comme un secret qu'ils refusaient de communiquer. Ce qui ne les empêchait de laisser filtrer des indiscrétions dirigées et intéressées. La situation ne s'était guère améliorée dans l'entre-deux guerres. L'habitude de la méfiance est longtemps restée.

Il s'en faut de peu, parfois, que ces attaques ne remettent en cause les principes mêmes du système des messageries.

Les dirigeants du Parisien Libéré contestent le principe d'égalité qui, disent-ils, devrait avoir des limites : il n'est pas bon de traiter de la même manière le journal qui confie aux messageries 1000 exemplaires par jour et celui qui lui en confie plusieurs centaines de milliers.

D'autres contestent la prééminence des quotidiens. Une offensive à laquelle Jacques Sauvageot coupe rapidement court :



Si l'on dit dans cette maison aux quotidiens de Paris que l'exploitation des NMPP est assurée par les journaux hebdomadaires ou mensuels de grande diffusion, si l'on affirme et, très probablement, à bon droit, qu'une analyse plus poussée démontrerait que le traitement des quotidiens coûte au prorata plus cher qu'il n'est facturé, les quotidiens de Paris répondront que leur existence est le garant des conditions d'exploitation de toute la presse. (assemblée générale de la Coopérative des quotidiens de Paris, 21/10/69)

Autrement dit : c'est à nous, journaux d'opinion, que vous devez vos avantages fiscaux!

Cette contestation prend parfois d'étranges détours. Après avoir critiqué les dépositaires centraux qui ignorent les techniques du marketing, "règlent leur diffusion sur des bases très empiriques sans tenir compte des différenciations des clientèles", le représentant de l'Institut National de la Consommation, Laval, conteste un des principes fondateurs de l'entreprise :
« Il est un autre obstacle également à la pénétration de certaines formes de presse, entre autres la technique, ou l'enfantine ou la sportive… C'est la nécessité de maintenir la pluralité des titres dans les postes de vente qui interdit de fait la presse automobile dans les postes à essence, la presse sportive dans les kiosques spécialisés dans les stades… » (intervention à l'assemblée générale de la Société Coopérative des publications Parisienne, le 26/5/72)

C'est comme si le départ de Guy Lapeyre avait soulevé le couvercle d'une marmite bouillonnante. Les éditeurs ne se satisfont plus de la gestion des hommes formés avant-guerre. Ils veulent autre chose.

Des années difficiles

De jeunes administrateurs de titres créés après 1968 demandent à suivre des formations. Ils souhaitent gérer de plus près leurs entreprises. Voudraient-ils faire autrement, qu'ils ne pourraient pas. Les premières années de la Présidence Pompidou sont dures pour la presse qui perd des lecteurs par milliers.

Tous les secteurs sont touchés. La principale victime est la presse quotidienne parisienne, mais ses concurrents de province ne sont pas épargnés :

1968 1969 1970 1971 1972
–––––––––––––––––––––––––––
Paris +0,1% -3,7% -0,7% -2% -9,3%*
Province -4,9% -0,1% +1,9% +1,6% -3%
(source SJTI, 1974)
*cette baisse est liée à la disparition de Paris-Jour

La presse hebdomadaire, celle que le SJTI classe dans la catégorie des magazines illustrés d'information et de reportage (L'Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, créé en 1972…) non plus :

1968 1969 1970 1971 1972
––––––––––––––––––––––––––––––––––
tirage/numéro 3.707 3.778 3.758 3.595 4.013
tirage total/an* 183. 195. 244. 188 198.
* (x1000) (source SJTI, 1974)

Même la presse de télévision est touchée. Sa croissance est un instant ralentie. Plus grave, peut-être, son taux de pénétration faiblit : alors qu'en 1966, elle offrait 50 exemplaires pour 100 téléviseurs, elle n'en offre plus en 1972 que 41 pour 100 téléviseurs.

De leur coté, les recettes publicitaires sont menacées par de nouveaux concurrents. Elles continuent de progresser, mais moins vite que les investissements. La radio, la télévision, la presse gratuite qui prend son essor offrent aux annonceurs d'autres supports.

La crise de la presse précède celle, liée à l'augmentation des coûts du pétrole, qui touchera en 1973 les autres secteurs d'activité. Elle a ses propres raisons. La plus souvent avancée est la pénétration de la télévision : le nombre de téléviseurs installés augmente de 89% entre 1965 et 1972. En 1973, 86% des ménages en possèdent au moins un. Ce sont les pratiques culturelles des Français qui changent.

Profil bas

Dans cette situation tendue, véritable poudrière, la direction générale des NMPP garde le profil bas. Elle se tait, refuse de polémiquer avec ses clients, ne publie aucun communiqué même lorsqu'elle a de bons arguments. Car elle en a :
- la redevance de Hachette, fixée à 1% du chiffre d'affaires, l'a été après une étude réalisée par Pierre Blanchonnet et Paul Colin, un collaborateur direct d'Emilien Amaury ;
- les coûts de distribution ont tendance à diminuer : ils étaient de 44,23% en 1947, ils n'étaient plus, en1965, que de 37,19%, tandis que les frais de fonctionnement des NMPP sont passés de 14% en 1950 à 12,28% en 1965 ;
- toutes les informations publiées ne sont pas exactes : les coûts de diffusion de la presse de province sont de 37 à 40% et non, comme l'affirme Carrefour de 27 à 30% ;
- Robert Bichet, enfin, a refusé de s'associer à la campagne menée par Emilien Amaury. On le sait rue Réaumur où l'on a reçu à déjeuner l'ancien député.

Les NMPP ne susciteront qu'un seul article, dans le Journal du Parlement, un titre à la diffusion confidentielle, que dirige alors Pascal Pia, un ancien collaborateur d'Albert Camus. Son auteur met en avant les réalisations techniques de l'entreprise :

Au 111 rue Réaumur, on nous accueille avec une cordialité et un empressement où flotte on ne sait quelle souriante ironie :
- M. Amaury, nous dit-on, qui fut quelques instants président de la Fédération de la Presse, est le seul éditeur important à n'avoir jamais visité les NMPP.
- Et qu'aurait-il vu s'il était venu?
- Il aurait vu ce que vous allez voir.

Nous pénétrons dans d'immenses salles où, sous le contrôle de techniciens et d'ingénieurs spécialisés, s'alignent des robots électroniques doués d'assez de "mémoire", de "sens du calcul" et de présence d'esprit" pour effectuer au service du groupage et de la distribution, 50 000 opérations différentes par jour. C'est le plus important groupe d'ordinateurs d'Europe. Après lui se classe celui du Crédit Lyonnais. (Le Journal du Parlement, 30/11/66)

Il cite des télégrammes de félicitations venus de partout, de Londres comme de Hollande, des Etats-Unis comme de Suède.

Si la formule n'avait été retenue pour d'autres, on appellerait volontiers la maison de la rue Réaumur la "grande muette". Ce silence est un choix : on veut ne rien faire qui puisse amener les éditeurs restés neutres à sortir de leur prudente expectative. On courbe le dos en attendant des jours meilleurs et on laisse la direction de la Librairie régler ses problèmes.

Ce qu'elle fit en se séparant d'Henri Breton, nommé directeur général honoraire des messageries en 1973, deux ans avant l'âge de la retraite, et en renégociant, en 1975, le contrat avec les éditeurs.

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