23. Un nouveau directeur général : Jean Bardon

Guy Lapeyre s'était donné deux héritiers : Maurice Audouin, chez Hachette, Jean Bardon aux messageries. Il se reconnaissait dans le premier, dans son ardeur, son efficacité, son goût de l'organisation, sa brutalité aussi. Le second appartenait plutôt à l'école de R. Bouchetal. Moins de goût pour les solutions techniques, mais le sens de la nuance et du compromis. C'est, pensait-il, ce qu'il fallait aux messageries.

L'hypothèse Sauvageot

Mais Guy Lapeyre n'était plus là depuis longtemps, et ils étaient plusieurs à pouvoir prétendre devenir Directeur Général. Depuis qu'il avait démissionné du Conseil de gérance, Michel Letellier n'était plus sur les rangs, mais il y avait Georges Bouveret, qui avait participé à la rédaction de la loi du 2 avril, Jean Hamon, le directeur des relations sociales, l'homme des contacts avec les syndicats, des longues négociations avec le Livre, Edouard de Cossé-Brissac, un membre de la famille Hachette, adjoint du directeur général des messageries depuis 1966. Il y avait encore Jacques Sauvageot, le puissant administrateur du Monde membre, depuis quelques mois, du Conseil de Gérance des Messageries.

La bataille fut discrète, presque silencieuse. Un temps, Jacques Sauvageot parut le mieux placé. Sa nomination aurait permis de faire d'une pierre deux coups, de se débarrasser d'un des critiques les plus sévères du système et de donner aux éditeurs satisfaction.

On était à quelques mois d'élections législatives qui promettaient de donner la majorité à la gauche. Nommer Sauvageot, qui n'avait jamais fait mystère de ses sympathies politiques, pouvait paraître habile. Les dirigeants d'Hachette proposèrent donc à l'administrateur du Monde, la direction générale des messageries. Cela se fit, comme souvent, à l'occasion d'un dîner, au domicile d'Ithier de Roquemaurel.

Un dîner intime. Trois couverts, trois convives : Jacques Sauvageot, Simon Nora et I. de Roquemaurel. Pendant tout le repas on a abordé les sujets les plus divers, les sondages qui promettent à la gauche la victoire, l'attitude des industriels, les projets économiques de François Mitterrand… Ce n'est que lorsque le repas touche à sa fin, que l'on parle enfin des messageries, de Breton et Massot dont Sauvageot demande depuis plusieurs mois le départ.

- Leur départ est acquis, assure Ithier de Roquemaurel.
- Et qui allez-vous mettre à la place de Breton? Bardon? demande Jacques Sauvageot.
- Nous avons pensé à vous…
- A moi?
- Oui. Vous.
- Mais… c'est une curieuse proposition.
- Pensez au symbole : avec vous la presse qui nous critique depuis si longtemps reprend le pouvoir aux messageries. Ce sont toutes les ambigüités que vous nous reprochez qui disparaissent.
(témoignage Jacques Sauvageot)

L'ancien militant communiste, l'homme de gauche tout imprégné d'une éducation chrétienne, refusa. "Assez brutalement", dit-il aujourd'hui. Les termes du contrat étaient pourtant séduisants.

La solution Sauvageot ainsi abandonnée, restait à trouver un successeur à Henri Breton. Les éditeurs avaient un candidat, celui-là même que Guy Lapeyre avait choisi : Jean Bardon. Il devint, le 1 janvier 1974, le troisième directeur général des NMPP.

Quelques mois plus tard, Henri Massot donnait sa démission. Son départ avait été demandé par les éditeurs. Il fut obtenu au terme d'une de ces subtiles manœuvres dont étaient friands les dirigeants d'Hachette.

Une indiscrétion suffit. Quelques mots sur un changement imminent au Conseil Supérieur des Messageries glissés dans l'oreille d'un journaliste. Ce n'est qu'un écho de presse comme tant d'autres, mais, à sa lecture, Henri Massot saute au plafond. Il prend son téléphone, appelle Ithier de Roquemaurel et obtient un rendez-vous pour le lendemain.

Lorsqu'il arrive dans le grand bureau du Président d'Hachette, il n'a qu'une idée en tête : faire démentir au plus vite cet écho stupide. Tout le Paris de la presse ne parle que de cela. On s'inquiète déjà du nom de son successeur, on parle de Sauvageot qui n'a pas que des amis, on songe à Beyler, qui ferait un bon candidat s'il n'était l'éditeur de Détective, un magazine spécialisé dans le récit de crimes sanglants.

L'entretien commence plutôt bien :
- Vous savez ce qu'il faut penser de ces rumeurs.
- Je sais, mais il faut démentir.

C'est là que le piège se referme sur l'imprudent. Henri Massot a 71 ans, l'âge de la retraite. Comment démentir sans parler de l'avenir? de sa succession? Comment ne pas dire un mot de ces attaques incessantes contre Hachette que suscitent ses liens avec le groupe? Le message est sans ambigüité : on lui demande de partir. Il présentera sa démission dans les semaines suivantes.

Pour le remplacer à la tête du Conseil de Gérance, puis, à celle du Conseil Supérieur des Messageries, les éditeurs choisiront, à l'unanimité moins une voix (celle de Jacques Sauvageot), Marc Demotte., un de ces hommes au profil insolite dont est si friande la presse.

Au 1er janvier 1975, c'est une nouvelle équipe qui dirige la distribution de la presse parisienne.

Le nouveau Président était destiné à l'enseignement, c'est un ancien élève de l'école normale d'Angoulême, il devint militaire mais aux garnisons, le jeune officier préféra vite les cabinets ministériels et l'organisation des "nuits de l'armée". C'est là que Jean Prouvost le "découvrit». Les responsabilités que lui confia le patron de Paris-Match le mirent rapidement en contact avec les NMPP. Il ne fallut pas longtemps à Marc Demotte pour découvrir les vertus du système issu de la loi Bichet et s'en faire le défenseur inlassable. Inlassable et…efficace. Sous une apparence chaleureuse, cet amateur de bonne chère est, en effet, un opiniâtre qui ne cède pas lorsqu'il croit une cause juste. Le maintien du système coopératif en est une, le taux réduit de la TVA pour la presse auquel il a consacré beaucoup d'énergie en est une autre.

Homme de conviction, mais aussi d'influence, de compromis et de rassemblement, Marc Demotte ne pouvait que s'entendre avec le nouveau directeur général. Ils devinrent amis…

Jean Bardon, le diplomate

Jean Bardon était entré aux MFP en 1947 avec Jean Hamon, un camarade de lycée. Il y avait fait toute sa carrière auréolé du prestige que donnaient alors quelques mois passés dans la classe d'hypokhâgne à Louis le Grand. Littéraire de formation, ce fils d'un maroquinier parisien avait préparé le concours de l'agrégation et gardé le goût des poètes latins. Il savait jouer de sa culture classique pour impressionner les autodidactes alors nombreux dans la presse. Certains se souviennent encore de l'avoir entendu réciter des vers latins, à Rome. Des vers d'Horace, sans doute, le plus épicurien des poètes contemporains de César…

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Cet homme aux apparences austères était, en effet, un bon vivant, un amateur de bonne chère et de vins fins. Membre du club des 100, une association qui réunit des gastronomes, il avait décidé de faire du restaurant des NMPP une des meilleures tables de Paris. Il y réussit.

Du temps de Guy Lapeyre, la salle à manger du sixième étage était un de ces lieux discrets où des hommes puissants échangent leurs secrets. Jean Bardon en fit le théâtre où il déployait son habileté tacticienne et son goût de la diplomatie. Les repas qu'il y organisait sont restés dans toutes les mémoires : on y parlait pouvoir, argent, on y échangeait des informations, on y préparait les grandes décisions, celles que l'on avait discutées en conseil de gérance, les éditeurs venaient y négocier les avances que leur accordaient les NMPP. On y mangeait une de ces cuisines classiques, raffinées qui rend l'insolence vulgaire et la brutalité commerciale déplacée. Il maîtrisait admirablement l'art tout français de mêler affaires et gastronomie. Il le mit au service des messageries.

Ambitieux, il avait choisi les NMPP pour faire sa carrière. "Dans cette entreprise où les cadres qui ont fait des études supérieures sont rares, disait-il en confidence à ses amis les plus proches, nous avons toutes les chances de parvenir au sommet." Une fois arrivé à la tête des NMPP, le jeune homme qui se confiait ainsi, aurait voulu que son entreprise fût la plus puissante. Premier directeur général à avoir fait toute sa carrière aux NMPP, il avait le patriotisme de son entreprise. Jamais il ne fut autant vexé que lorsqu'Hachette oublia de l'inviter à un grand diner officiel où tout ce qui comptait dans le monde de la politique et des arts avait été convié.

On lui prêta, plus tard, l'ambition de reprendre la vieille maison du boulevard Saint Germain. Sans doute fut-ce plus un rêve qu'un véritable désir, mais il est vrai qu'il sut profiter de ses difficultés pour renforcer les NMPP et constituer un patrimoine qui faisait si cruellement défaut à l'entreprise.

Tous ceux qui l'ont connu vantent son habileté, son sens des relations, son attachement à l'entreprise et à ses valeurs traditionnelles, son humanité aussi. Il avait d'un diplomate toutes les qualités : il savait écouter, saisir les plus fines nuances sous la langue de bois, garder un secret…

Ces témoins parlent moins de ses qualités de manager. Jean Bardon n'introduisit aux NMPP aucune de ces innovations qui marquèrent alors les grandes entreprises françaises, mais il avait une ambition pour l'entreprise. Il est toujours difficile de lire dans les pensées d'un homme, surtout lorsqu'il n'est plus là pour expliquer le sens de ses décisions, mais toutes celles qu'il prît allaient dans la même direction.

Arrivé à la tête des messageries dans une période difficile, alors que la direction générale était affaiblie par les conflits avec les éditeurs, aux prises à une contestation des ouvriers des centres de départ, il s'est attaché à maintenir le système NMPP, à renforcer l'entreprise, à la protéger contre les forces centrifuges qui la menaçaient et à constituer le patrimoine qui lui manquait.

Les théoriciens de l'entreprise distinguent volontiers les dirigeants selon les objectifs qu'ils se donnent. Il y a les stratèges qui ont une vision, les financiers dont les yeux fixés sur la courbe des bénéfices, les organisateurs qui construisent un système… Jean Bardon était de ceux qui donnent la priorité à la sécurité et à la pérennité. Toute sa direction fut l'histoire d'une lutte constante contre tout ce qui pouvait menacer cette stabilité. Ses armes : la connaissance des hommes, l'habileté tactique et le sens du compromis.

L'élu des cadres, l'homme du réseau

S'il l'avait oublié, l'éviction brutale de Lapeyre, celle, à peine plus discrète d'H. Breton, le lui auraient rappelé : la position du directeur des messageries est fragile. Il lui faut, pour se maintenir, de l'habileté. Il en a, elle lui permettra de se concilier les éditeurs. Mais cela ne suffit pas, il lui faut aussi des appuis. Il les cherchera auprès de ceux qui font "tourner la boutique" : les cadres et le réseau que ce fils spirituel de R. Bouchetal fréquente et connait depuis des années. Il sait qu'il peut attendre beaucoup des uns et des autres.

Les NMPP emploient, au début des années 70, une centaine de directeurs, chefs de département ou de service. Jean Bardon les connaît bien : ils lui ressemblent.

Il leur ressemble aussi. Il a 55 ans. Ces cadres dirigeants ont en moyenne 47 ans en 1974. C'est la même génération qui a connu la guerre sans la faire. Ils sont, comme lui, entrés dans l'entreprise dans les derniers mois des MFP, ils ont vu naître les NMPP et y ont fait toute leur carrière. Ils sont souvent autodidactes, sérieux, attachés à la qualité de leur travail. Par bien des cotés, ils ressemblent à leurs prédécesseurs. Ils ont participé à la reconstruction de l'entreprise et ont, du même coup, le sentiment d'avoir participé à celle de la France. Ils ont aimé Bouchetal, admiré Lapeyre, ils voient en Jean Bardon le premier d'entre eux. Hachette l'a choisi, mais ils l'auraient élu si on le leur avait demandé.

Jean Bardon mesure ce que peut lui apporter cette confiance. Il saura, tout au long de son mandat, la conserver. Son arme est l'organigramme, un document confidentiel, qu'Edouard Gauthier, son auteur, fait tirer à dix exemplaires, pas un de plus. Sa consultation est un exercice de longue patience. C'est le monde de la stabilité, du temps immobile. Rien ne se passe, ou si peu. Lorsqu'on le modifie, c'est avec un scalpel. On ne prend aucune décision qui n'ait été longuement préparée, mûrement réfléchie. Les mouvements sont si rares qu'on a, à le lire, le sentiment de suivre une partie d'échec jouée sans horloge.

Certaines années, il y a si peu de changements que les doigts d'une main sont presque de trop pour les compter. Il y en a 4 en 1974, l'année de sa nomination, 7 l'année suivante, 3 en 1976, moins encore en 1977…

Les nouveaux dirigeants de l'entreprise pratiquent une gestion "biologique" de leur personnel. On ne progresse dans la hiérarchie que lorsque quelqu'un, un peu plus haut, prend sa retraite. Les promotions sont préparées plusieurs mois à l'avance, on voit presque les candidats à une succession tendre la main pour saisir le relais. C'est toute une génération qui vieillit ensemble.

La seule innovation de Jean Bardon est la création d'une sorte de directoire où l'on retrouve Maurice Audouin et Jean Hamon. Le premier est plutôt chargé des problèmes techniques, le second des problèmes sociaux, tandis que le directeur général se réserve le contrôle des fonctions commerciale et financière. C'est la troïka qui dirige les messageries. En dessous les grandes directions qui n'ont que peu évolué depuis l'immédiat après-guerre : vente, informatique, départs, retours, services comptables.

La stratégie du judoka

Jean Bardon a dirigé les NMPP pendant dix ans. Toute cette période fut marquée par l'absolue priorité qu'il donna à la sécurité et qu'il déclina selon trois grands axes :
- recherche systématique du compromis avec les éditeurs et les syndicats ouvriers,
- maintien de l'organisation existante,
- constitution d'un patrimoine pour l'entreprise.

Lui qui voulait éviter tous les risques prit, en faisant ces choix, celui de voir l'entreprise s'assoupir, s'ankyloser. Il n'y aurait pas échappé si la technologie, les difficultés de Hachette et la brutale poussée sociale n'avaient condamnées les NMPP à évoluer.

De fait, l'entreprise n'a cessé de bouger pendant les dix ans qu'il la dirigea : mécanisation des centres de départ, création d'un système de fac-similé, intégration des agences Hachette, restructuration du réseau… Jean Bardon n'a peut-être pas voulu tous ces changements, mais il s'est toujours comporté comme le judoka qui attend que son adversaire bouge pour agir.

Pour réussir, le champion de judo a besoin d'un organisme qui coordonne bien ses mouvements et réagit rapidement. La formidable efficacité de l'entreprise, véritable mécanisme réflexe capable de réagir instantanément au moindre stimulus, ont apporté tout cela à son directeur général.

Seule une entreprise aussi tournée vers les fonctions opérationnelles que l'étaient les NMPP pouvait se permettre pareille stratégie…

Seule, aussi, pouvait se l'autoriser une entreprise riche. Et les NMPP le sont alors malgré quelques difficultés conjoncturelles. Leur chiffre d'affaires est indexé sur le prix des journaux or, pendant toutes ces années Giscard, celui-ci augmente vite, très vite, plus vite qu'une inflation elle-même très rapide : de 1975 à 1980, l'ensemble des prix à la consommation ont augmenté de 65%, celui des quotidiens de 92%.

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