24. Les NMPP investissent

Jean-Pierre Doulet, Jean-Pierre Milet, Bernard Mellano… les jeunes cadres qui découvrent les NMPP au début des années 70 sont tous frappés par l'écart vertigineux entre la trésorerie, importante, de l'entreprise et l'extrême maigreur de son capital. Les NMPP n'ont aucun patrimoine.

Elles louent leur siège social, les bâtiments, le matériel qu'elles exploitent, elles ont pour tout bien les 250 000F de leur capital social. Autant dire, rien. Tous leurs investissements lourds ont été faits par la Librairie Hachette. C'est elle qui achète en 1966 le terrain de 22 000m2 que les messageries utilisent pour le traitement des invendus.

Ils s'en inquiètent. Il y a là, disent-ils en substance, un risque. Jean Bardon auquel ils s'en ouvrent le sait. Il sait aussi que la Librairie Hachette s'est engagée à fournir aux éditeurs tous les moyens nécessaires à l'exploitation des messageries.

Il faut donc attendre une occasion. Elle viendra en 1975, avec la renégociation du protocole entre la Librairie Hachette et les éditeurs. Le nouveau directeur général ne la laisse pas passer!

Cette renégociation est la conclusion du long conflit qui opposait, depuis 1967, les éditeurs à la Librairie. Elle porte sur tous les points du conflit : pouvoirs du directeur général, rémunération de la Librairie, rôle dans les investissements… et introduit sur tous un nouvel équilibre plus favorable aux éditeurs.

Elle redéfinit le partage des pouvoirs au conseil de gérance et modifie la rémunération de la Librairie. Le protocole en vigueur depuis le début des années 50 prévoyait une rémunération calculée sur le pourcentage du chiffre d'affaires des NMPP (1% de ce chiffre d'affaires moins les invendus). Le nouveau protocole distingue deux éléments :
- les loyers que les NMPP versent à la Librairie pour l'occupation des locaux qu'elle possède,
- la redevance pour son savoir-faire qui fait l'objet de longues négociations entre Gérard Worms, le directeur général de la Librairie Hachette et Jacques Sauvageot. Tous deux aiment les chiffres et éprouvent un véritable plaisir intellectuel à construire une formule aussi équitable qu'incitative.

Ce nouveau contrat précise que les NMPP peuvent, si elles le souhaitent, investir dans des moyens nécessaires à l'exploitation des messageries. Pour les éditeurs, c'est une manière de gagner leur autonomie, pour la Librairie, une façon de se dégager d'une lourde charge…

Les difficultés d'Hachette

Hachette traverse en effet une passe difficile. Depuis plusieurs années, elle va de problème en problème.

A la fin des années 60, c'est le chiffre d'affaires du livre scolaire, une des grandes activités de la maison, qui cesse de croître : les enfants du baby boom quittent l'école, la génération suivante est moins nombreuse, explique le mélancolique rédacteur du rapport d'activité… Ce sont les prix du Livre de Poche, dont les ventes progressent, qui sont, plusieurs années durant, bloqués. Ce sont les encyclopédies qui souffrent de la concurrence des ouvrages en fascicules. Ce sont, enfin et surtout, les difficultés du secteur de la presse.

1974 est une année noire. La librairie affiche un déficit global de 78 millions de francs. France Editions Publications, sa filiale presse, est frappée de plein fouet par la crise économique. Son chiffre d'affaires diminue de 1%. Premier responsable : France-Soir, victime de la chute de l'emploi (les petites annonces représentaient alors 36% de son chiffre d'affaires), Elle et Télé 7 jours qui ont souffert des longue grèves de leur imprimeur, la Néogravure, et de la poste. La Librairie abandonne son activité de formation, cède Connaissance des Arts, prépare la vente de son hebdomadaire économique.

L'année suivante n'apporte pas de soulagement. France-Soir continue de perdre des lecteurs. Son chiffre d'affaires publicitaire diminue de 15%, celui de Elle de 21%.

La Librairie cherche de l'argent. Elle s'endette. Le 24 juin 1977, Jacques Marchandise, qu'Ithier de Roquemaurel a appelé à ses cotés, annonce le désengagement des "secteurs qui obèrent le développement de notre activité comme nos résultats. C'est une politique que j'ai commencé à mener en préférant toujours la voie de la cession à celle de la cessation d'activités." La Librairie a vendu quelques mois plus tôt France-Soir et son imprimerie de la rue Réaumur, une partie du groupe Prouvost qu'elle vient de racheter…

Autant dire que Hachette laisse volontiers les NMPP financer ses propres investissements avant de lui vendre certains de ses biens, comme l'immeuble de Bobigny dédié aux invendus ou les agences de province que les NMPP rachètent en 1978.

Une modernisation radicale de l'outil logistique

Le premier investissement significatif est industriel. En 1976, les messageries installent, à Rungis, dans des locaux qu'elles louent, un nouveau centre de départ pour remplacer celui du Charolais. Les sommes engagées sont très importantes. Jamais l'entreprise n'avait autant dépensé pour l'exploitation. Jamais, non plus, elle ne s'était lancée dans pareil effort de modernisation. On avait créé de nouveaux centres dans les années 60, mais sans rien toucher aux méthodes. Tout était resté, à la Villette et au Charolais, manuel, comme rue Paul Lelong. A Rungis, tout est moderne, il y a un trieur de 150 mètres de long, des automates comme on n'en avait jamais vu aux messageries, une organisation complètement nouvelle.

Cet investissement massif s'inscrit dans un contexte général : de nouveaux procédés, offset, photocomposition pénètrent lentement dans la presse. Les NMPP ne peuvent rester en dehors de ce renouvellement des techniques. Mais il y a aussi, il y a surtout des causes propres aux messageries : volonté du conseil de gérance d'améliorer la productivité, saturation du Centre du Charolais, détérioration des relations sociales.

Depuis 1968, il ne se passe pas de jours sans un mouvement de grève, une altercation, un problème. Ce n'est pas propre aux NMPP. Toute l'industrie française vit une période difficile : 1600 conflits répertoriés par les inspecteurs du travail en 1965, 1966, 1967, 2200 en 1969, 2900 en 1970, 4300 en 1971, 3400 en 1972… Mais l'organisation des messageries, la nature de leur travail les rendent plus sensibles que d'autres à la multiplication des conflits. Les centres du Charolais et de La Villette travaillent nuit et jour et traitent successivement quotidiens et publications. Qu'il y ait le moindre incident la nuit, et les ouvriers du matin trouvent, en arrivant, leurs cases pleines. Ils ne peuvent travailler : le tri et l'expédition des publications prennent du retard. Les éditeurs de magazines se plaignent d'être les victimes de conflits qui ne les concernent pas. La solution : séparer les deux filières, créer des centres dédiés aux publications et, d'autres, aux quotidiens. Rungis (comme plus tard Centre-Nord) ne traite que des publications.

Ce nouveau centre met en œuvre les concepts logistiques développés, au début des années 70 dans le bureau d'études que Jack Gerbault vient de créer. Cet ancien élève de l'Ecole Centrale, entré aux messageries pour remplacer Marcel Landemard, le patron haut en couleurs de l'exploitation, a travaillé dans le bureau d'études d'Alsthom et est devenu un spécialiste de la logistique. C'est un homme de réflexion.

L'équipe qu'il a constituée est petite, quatre personnes, mais elle utilise tous les outils de mesure et d'analyse classiques dans l'industrie : analyse des postes de travail, mesure des temps élémentaires, diagrammes de Pareto, calcul des probabilités…

Son obsession des chiffres et de la mesure lui vaut très vite le surnom de "règle à calcul" dans les ateliers. Mais il persévère. Sa petite équipe multiplie les travaux, fait appel à des consultants connus dans le monde industriel (comme le cabinet Bedaux, inventeur d'un célèbre système de rémunération aux points).

Elle évalue le coût de distribution du quotidien selon sa destination et découvre qu'il peut varier du simple au quadruple selon qu'il est vendu à Paris ou dans l'Indre. Elle compare les coûts du traitement du papier, calcule la taille optimale des paquets que les éditeurs doivent livrer aux NMPP en sortie d'imprimerie (ils doivent comprendre 42 exemplaires). Elle examine les effets d'une séparation des quotidiens et des publications et étudie la possibilité de créer des magasins de rétention. Elle revoit les services de transport et d'invendus, ce qui permet de gagner 200 véhicules, et applique des algorithmes à la recherche des implantations des Ateliers Régionaux de Messagerie.

Elle analyse les postes de travail et compte le nombre de gestes qu'un ouvrier doit réaliser lors d'une mise en case. Ce sont des études comme on en pratique, traditionnellement, dans l'industrie. Ses résultats permettent de rééquilibrer le travail dans certains ateliers :
Le réseau Est avait toujours du retard sur le réseau Nord, alors qu'il distribuait moins de titres. Son personnel était plus agressif, se plaignait plus de la charge de travail. L'étude fine du poste, du nombre de gestes de mise en case a montré que les ouvriers du réseau Est en faisaient beaucoup plus que leurs collègues du réseau Nord : les dépositaires prenant moins d'exemplaires d'un titre, ils travaillaient plus en appoint et moins en paquets. Cette étude a permis de rééquilibrer et d'unifier les temps de travail par souche. (Témoignage Jack Gerbault)

Toute la gestion des centres de départ, toute la logistique de l'entreprise est ainsi mise en chiffre, en courbes. Faut-il embaucher du personnel ou donner des heures supplémentaires? Que se passe-t-il si on ne donne que 50 exemplaires d'un titre à un client qui en demande 51? Va-t-il perdre des ventes et combien? Et si on lui en donnait 48?… Combien de véhicules économiserait-on si les journaux arrivaient avec 15, 20, 30 minutes d'avance? L'étude réalisée, avec l'un des grands spécialistes français de la gestion des tournées, montre que des journaux arrivés 30 minutes plus tôt pourraient faire gagner jusqu'à 18% des coûts de transport. Peut-on multiplier les centres?

Avec cette passion du chiffre, c'est la culture de la Recherche Opérationnelle, de cet art de mathématiser les problèmes pour leur trouver des solutions rationnelles qui pénètre aux NMPP. Ce n'est pas toujours facile. L'ingénieur attaché aux raisonnements rigoureux se heurte aux contraintes politiques et sociales ou, plus simplement, à l'incompréhension de dirigeants qui n'avaient jamais été formés aux subtilités du calcul des probabilités. Mais tout ce travail d'études, très technique, complexe et difficile, favorise l'émergence de nouveaux concepts dans le traitement des journaux.

Dans le système mis en place en 1947, tout le papier sorti des imprimeries de presse était envoyé dans des centres parisiens des NMPP où il était trié avant d'être renvoyé aux distributeurs. Pourquoi conserver cette structure pour les clients qui traitent de gros volumes? Pourquoi envoyer à la Villette des paquets que l'on renverra tels quels vers des annexes de la région parisienne ou de gros dépositaires?

L'analyse des flux physiques conduit à séparer les expéditions en trois lots : les palettes et paquets que produisent les imprimeries et les appoints qu'il faut faire à la main dans les ateliers des messageries. On décide d'expédier directement palettes et paquets aux centres régionaux, sans passer par les ateliers parisiens. On crée :
- à Paris, le "direct-imprimerie" : les imprimeries des grands quotidiens envoient directement aux annexes leurs paquets sans passer par le centre de la Villette ;
- en province, les Centres Régionaux d'Expéditions. Ces CRE, installés en général dans des agences Hachette, reçoivent des palettes qu'ils éclatent vers les dépositaires. Cette organisation allonge les délais et ne peut donc être utilisée que pour les magazines dont le traitement peut être décalé d'un jour, mais cela représente environ 30% du tonnage publications.

On réduit ainsi l'impact des grèves dans les centres de départ et on réalise des économies : le bureau d'études a calculé que le traitement d'un appoint coûtait six fois plus cher que celui d'une palette et trois fois plus que celui d'un paquet.

Rungis : une mécanisation trop ambitieuse

Le premier Centre Régional d'Expédition est ouvert le 23/11/70. Trois ans plus tard, lorsque la direction lance le projet d'un nouveau centre pour les publications, le concept est rodé. Il a fait ses preuves. La distinction entre palettes, paquets et appoints sera, à Rungis, systématique et la mise en case, qui était reine dans les installations antérieures, réservée aux seuls travaux qui ne peuvent être automatisés, c'est-à-dire au comptage des appoints. Tout le reste sera mécanisé.

Pendant trois ans, le département des études générales que dirige Christian Rossner travaille sur le projet. Il se rend aux Etats-Unis, multiplie les études, construit un prototype… Il conçoit une installation extrêmement ambitieuse : tout y est guidé par un ordinateur qui prépare les palettes, les paquets complets et le résidu. L'ensemble est codé. Un trieur distribue les paquets aux porteurs qui les emportent jusque dans les wagons. C'est le règne de l'informatique industrielle. Celui des automates. Pour supprimer les erreurs dans les paquets qui enveniment les relations avec les dépositaires, on veut automatiser jusqu'au comptage :
La plupart des erreurs commises sont des erreurs de comptage d'exemplaires. Il paraissait intéressant de précompter les exemplaires isolés, de les identifier par une étiquette, de sorte que la mise en case soit facilitée et que les clients aient un élément d'identification pour pouvoir vérifier les envois qu'ils reçoivent. C'est dans ce but que nous avions installé des compteurs empileurs de la maison Müller-Martini comme il y en a désormais derrière les sorties de rotatives. (témoignage Maurice Audouin)

Mais un atelier de messagerie n'est pas une chaîne de brochage ou d'impression. Les difficultés apparaissent vite :
Il n'est pas facile d'appliquer des techniques générales à la manutention d'un produit spécifique comme le papier. Les systèmes de convoyage, d'emballage automatique sous film plastique, de cerclage sont bien maîtrisés dans la plupart des professions. C'était la première fois qu'on les appliquait à la manutention automatisée d'exemplaires. On avait des paquets qui se comportaient plus ou moins bien, des exemplaires qui ne tenaient pas la pile… Toutes choses que l'on découvre vraiment à l'exploitation, quels que soient les essais que l'on fasse au préalable. Il a fallu un an avant que les installations atteignent un niveau de fiabilité satisfaisant. (témoignage Maurice Audouin)

Difficultés techniques qu'est venue compliquer l'hostilité syndicale. Le projet avait pour ambition d'améliorer la qualité du service, d'éliminer les contestations sur les quantités livrées et non de comprimer les effectifs. Mais le syndicat du Livre s'y est opposé. Il a fallu négocier. C'était le domaine de Jean Hamon et de Jean-Paul Artaud. L'ambition était considérable. Le démarrage fut difficile. Trop de techniques étaient pour la première fois appliquées à la manutention des journaux. Les installations mettent un an à atteindre le niveau de fiabilité satisfaisant. Les effectifs qui auraient dû diminuer augmentent. On revient en arrière, on abandonne les projets d'automatisation globale. On prend la mesure de ce qui rend si difficile l'automatisation. Le groupage conduit à faire en permanence des paquets de tailles différentes, avec des produits d'épaisseur et de tenue différente. Un problème que n'avaient pas rencontré les quelques éditeurs de quotidiens qui avaient modernisé leur outil de distribution.

On ne peut tracer de cette première expérience d'automatisation qu'un bilan en demi-teintes. Elle a montré les limites de la technique et les difficultés de mener un projet de cette ampleur dans un environnement opérationnel. Elle a révélé l'ambigüité de l'organisation de l'entreprise : les questions techniques sont traitées par Maurice Audouin, les questions sociales par Jean Hamon. Les deux hommes s'entendent bien, mais ils ne portent pas le même regard sur les problèmes. Là où le premier cherche des solutions techniques, le second voit les rapports sociaux, les négociations, les conflits à venir… Mais elle a, aussi, confirmé la validité de plusieurs concepts. La leçon sera retenue lorsqu'on lancera l'étude, au début des années 80, d'un second centre de traitement des publications à Saint-Denis.

Cette modernisation a été contestée, les sommes engagées jugées trop importantes. Elle n'a sans doute pas apporté tout ce que l'on en attendait, mais elle a modifié en profondeur l'organisation des tâches, introduit de nouvelles catégories d'acteurs (le personnel de maintenance, notamment, mieux formé) et apporté des gains de productivité considérables : à Rungis, comme à Centre-Nord, 50% des volumes sont traités en vrac, 30% en paquets, et le reste, soit seulement 20%, manuellement.

Ces gains ont permis d'absorber l'augmentation rapide des coûts, des salaires, de l'énergie et l'augmentation des volumes traités dans les ateliers. Sans eux, l'entreprise n'aurait jamais pu amortir les coups de grain sociaux qui se sont succédés pendant toutes ces années.

Aucun commentaire: