25. L'aventure du facsimilé
C'est la reconquête du fac-similé qui mit le mieux en valeur la stratégie du judoka que Jean Bardon appliqua chaque fois qu'il put.
Hersant lance le facsimilé
Le transport de la presse par les moyens traditionnels (train, avion) coûte très cher. On l'a vu dans l'affaire du Parisien Libéré. Le fac-similé, c'est-à-dire l'impression dans des imprimeries proches des lecteurs de journaux composés à Paris, apporte la solution.
La technologie existe depuis plusieurs années. Elle est directement empruntée aux vieilles techniques du bélino. Aux Etats-Unis, le Wall Street Journal l'utilise depuis une dizaine d'années. Au Japon, l'Asahi Shinbum exploite un procédé comparable depuis 1959. Quelques études ont été menées en France, chez Hachette notamment qui a pensé, un instant, utiliser cette technique pour faire imprimer France-Soir dans le midi, mais rien n'a abouti. Seul l'Herald Tribune a réalisé, en 1974, une liaison entre Paris et Londres. La technologie existe. Un industriel britannique, Muyrhead a conçu un matériel qui transmet une page de grand format (surface imprimée : 40x53) en moins de quatre minutes. Manquent les clients.
Les éditeurs continuent de raisonner en parisiens pour lesquels le centre du monde reste le cœur de leur ville. Vu de province, ce comportement étonne, surprend. Dès 1963, un dépositaire répondant à une enquête soulignait l'absurdité de l'implantation des imprimeries de la presse parisienne :
"La distribution par trains presse est périmée. Il faut que la presse de Paris ait des imprimeries régionales. Quand on voit le Figaro s'installer rue du Louvre et France-Soir construire rue Réaumur, on se demande s'ils ne sont pas tombés sur la tête. Il faut s'installer à Orly ou au Bourget. Composer au Sentier, mais imprimer en banlieue, car il faut perdre 2 heures pour sortir de Paris." (cité dans L'Echo de la Presse et de la publicité)
Deux éditeurs partagent cette opinion : Robert Hersant et Emilien Amaury. Le premier a racheté en 1975 Le Figaro. L'opération s'est faite dans des conditions difficiles. L'homme est contesté. Ses méthodes critiquées. Les journalistes du respectable quotidien conservateur ont fait grève, sont descendus dans la rue pour protester contre son arrivée. Une cinquantaine d'entre eux ont fait jouer la clause de conscience et sont partis. D'autres les ont suivis. Raymond Aron, la conscience du journal, ne l'a pas encore quitté, mais personne ne parie sur sa cohabitation avec le nouveau directeur.
Le quotidien connait depuis quelques années des difficultés. Il perd de l'argent et des lecteurs à Paris où il a perdu la bataille contre Le Monde dans les milieux intellectuels. Le premier objectif de son nouveau propriétaire est de dynamiser un titre endormi sur sa bonne réputation. Il choisit d'agir sur la province. Le Figaro y vend 115 000 exemplaires, dont 50 000 à des abonnés installés dans des zones que l'on ne peut toucher de manière satisfaisante par des moyens de transport classique.
Pour ces abonnés, on produisait une édition spéciale, appelée édition nationale, sur le modèle de ce que l'on faisait avant-guerre. De mauvaises habitudes avaient été prises. Cette "nationale" bouclait à 17 heures. La première "parisienne" six heures plus tard, pourtant, c'est l'édition de fin d'après midi qui servait de modèle à toutes les suivantes. Il fallait un événement exceptionnel pour que l'on reprenne la maquette, que l'on modifie un titre… Le Figaro devenait lentement, et sans que l'on y prît garde, un journal du soir mis en vente le matin. Au temps de la radio et de la télévision toute puissante, c'était la route directe à la catastrophe.
Robert Hersant décide d'abandonner cette édition régionale et de la remplacer par une édition imprimée en province grâce à un réseau de facsimilé. Il confie le dossier à un de ses collaborateurs, Xavier Elie. Lorsque le dossier est monté, les accords signés avec les fournisseurs de matériel, il avertit la direction des NMPP de son projet. L'annonce surprend tout le monde.
Rendez-vous est aussitôt pris. La réunion a lieu dans les bureaux que le nouveau directeur du Figaro a fait installer au Rond Point des Champs-Elysées. L'atmosphère est lourde. Robert Hersant a son air goguenard. Le portrait que tracent de lui ses interlocuteurs d'alors ressemble, trait pour trait, à celui qu'en fit Raymond Aron dans ses mémoires :
"L'homme, au rebours de l'image répandue dans le public de ce capitaliste de presse, possède deux armes, l'une que personne ne devrait lui refuser, et l'autre que personne ne lui prête, l'intelligence et le charme. Robert Hersant sait jouer d'un charme qu'il doit avant tout à sa voix (du moins quand il contrôle sa volonté de puissance). Son visage rond, son teint rose et blanc de bébé en bonne santé, ses cheveux blonds, ses yeux bleus, inspirent d'abord une sorte de confiance : voici un bon compagnon avec lequel j'aurais plaisir à travailler et plus encore à trinquer. Mais non, pas d'illusion : d'un coup éclatent, au hasard d'un mot ou d'un geste, sa sensualité et sa brutalité, les deux traits les plus visibles de sa personnalité". (Raymond Aron, Mémoires, p.539)
Robert Hersant abandonne vite le charme. Ses interlocuteurs, Jacques Bardon, raide dans son costume gris, Maurice Audouin, Jean Hamon et Henri Warnis, le directeur de Transport-Presse, la messagerie qui distribue le Figaro sont mal à l'aise. La conversation est difficile. Les représentants des NMPP sentent qu'elle leur échappe. Ils jouent une partie dont ils ne connaissent pas toutes les règles. Jusqu'où est allé Robert Hersant? Bluffe-t-il? Ils tâtent le terrain. Peut-être pourrait-on envisager une collaboration des NMPP?
"Nous pourrions, dit Jean Bardon, monter ce réseau de facsimilé ensemble. Le facsimilé est le prolongement naturel des messageries. C'est notre affaire"
Robert Hersant sourit du bout des lèvres. Pour lui, le facsimilé est le prolongement des imprimeries. Sa réponse claque : "J'ai déjà commandé mon matériel, j'ai des imprimeries." Son groupe en possède effectivement, notamment en Normandie. Il peut monter son système seul et casser toute la mécanique du groupage. La seule difficulté est d'ordre juridique : la clause d'exclusivité lui interdit de ne confier aux techniciens de la rue Réaumur qu'une partie de sa distribution. C'est tout ou rien. Cette difficulté pourrait le freiner, elle lui donne, au contraire, l'occasion de lancer ce qui ressemble à un ultimatum :
"Je ne vois pas d'inconvénient à ce que vous me distribuiez, dit-il à ses interlocuteurs, mais je commence à Toulouse dans trois semaines. Il faut que vous soyez prêts. Si vous ne l'êtes pas, je prends la distribution à ma charge."
On n'a pas besoin de beaucoup de matériel pour trier, compter des journaux et les mettre en paquets. Encore faut-il avoir des locaux et du personnel. Maurice Audouin, Jean Hamon, Jean Bardon et les quelques collaborateurs qu'ils ont, pour l'occasion, réunis autour d'eux, sauront trouver les uns et les autres et créer en moins de trois semaines les premiers Ateliers Régionaux de Messagerie (ARM).
Cela s'est souvent fait dans des conditions proches de l'improvisation. Jean-Pierre Doulet, auquel on avait confié la recherche d'un local dans le Sud--Ouest, se souvient d'avoir trouvé, dans la soirée, une boulangerie industrielle. "Nous travaillions sous un auvent. Au petit matin, on venait nous apporter des croissants chauds. Ce n'était pas désagréable, mais bien artisanal…"
C'est à cette capacité à réagir instantanément à une impulsion venue de l'extérieur, à trouver des solutions tant techniques que sociales à un problème difficile que l'on mesure la qualité des réflexes des dirigeants de l'entreprise. Ils ont de l'argent, du sang froid et la volonté d'aboutir.
En trois semaines, on a monté les premiers ARM. Il fallait trouver des entrepôts, des cases, des gars dans des départs, on leur a donné des frais de déplacement. A Toulouse, on a dû changer trois ou quatre fois d'implantation. Lorsque tout a été terminé, nous sommes allés déjeuner avec Henri Warnis et Xavier Elie à Blagnac chez Pujol. (témoignage Maurice Audouin)
Au fond du grand parc, dans la tiédeur d'une soirée d'été, on peut oublier un instant les dures semaines que l'on vient de passer. Un instant seulement, car, après Toulouse, ce sera Marseille… et aussitôt après, ce sera la création d'un système de facsimilé propre aux NMPP.
Les NMPP créent un réseau de facsimilé
Pas question, en effet, de laisser Robert Hersant (mais aussi Emilien Amaury qui prépare de son coté son propre système) sortir du système physique du groupage. Jacques Sauvageot, Marc Demotte, Lucette Thomazo de l'Humanité, Jacqueline Beytout, la directrice des Echos, ne veulent pas en entendre parler. "Les NMPP, disent-ils à Jean Bardon, doivent créer leur propre système de facsimilé. Il faut apporter une alternative aux autres journaux".
S'il fallut trois semaines pour monter le premier ARM, deux mois, juin et juillet, suffirent pour concevoir le nouveau système, créer deux coopératives (Serefax pour le facsimilé et Faximpresse pour l'impression), trouver les financements, choisir et commander les matériels. Maurice Audouin confie cette opération à un jeune collaborateur du service informatique : Philippe Cottard.
Les choix techniques étaient relativement simples :
- pour la transmission, on pouvait hésiter entre le téléphone et les faisceaux hertziens. Le Parisien Libéré avait retenu cette deuxième solution : ses pages étaient transmises sur le réseau de FR3, après les dernières émissions de la chaîne. Mais cela coûtait cher et imposait d'attendre la fin des émissions pour commencer de transmettre. Le téléphone est retenu.
- pour le traitement des images, on avait le choix entre une solution analogique, proposée par un constructeur allemand, Hell, du groupe Siemens et la solution numérique du britannique Muyrhead. La Direction Générale des Télécommunications mène alors une politique extrêmement dynamique. Son directeur général, Gérard Théry, a choisi la numérisation. Il est, par ailleurs, en conflit ouvert avec la Bundespost. Deux motifs de convaincre les responsables des NMPP de choisir Muyrhead. Il a la haute main sur toutes les infrastructures de télécommunications, ce qui lui donne des arguments auxquels on ne peut que difficilement résister.
- pour les matériels d'imprimerie, il n'y avait alors qu'un constructeur français de matériels de qualité : Creusot-Loire. Deux machines lui sont commandées.
Le premier site retenu fut Toulouse. Restait à trouver un local et du personnel. Il est bien plus difficile de faire tourner une imprimerie qu'un atelier de messagerie. Un GIE est créé entre la presse parisienne et la Dépêche du Midi.
"Si cela a démarré sur les chapeaux de roue, c'est que cela a été mené avec la Dépêche. Nous avions des accords de transport avec eux. Nous apportions les locaux, le matériel, eux l'exploitation et les compétences. C'est d'ailleurs pour cela qu'on s'est installé à coté du Mirail. La Dépêche préparait alors son transfert dans ce quartier." (témoignage Maurice Audouin)
Ce système ressemble donc à celui de Robert Hersant, mais en beaucoup plus puissant. Il y a beaucoup plus de pages à transmettre et des tirages beaucoup plus courts.
En octobre, soit quatre mois tout juste après que la décision de construire un système facsimilé ait été prise, les premières pages sont transmises de Paris à Toulouse. Tout comme pour les ARM, les lignes de commandement courtes, la capacité à prendre des décisions rapides ont montré leur efficacité.
Les mois qui suivent sont occupés à rationaliser ce qui avait été monté dans la précipitation, à choisir des sites définitifs et créer de nouveaux centres. Là où c'est possible, des accords sont pris avec des éditeurs régionaux : à Nantes avec Presse-Océan, à Roubaix et Nancy avec des titres du groupe Hersant. Ailleurs, comme à Marseille ou Lyon, des accords sont passés avec un imprimeur : Riccobono. Huit imprimeries ont ainsi été créées.
Libération, l'Humanité, le Canard-Enchaîné, Week-end, l'Aurore, le Parisien Libéré, l'Equipe, le Meilleur, France-Dimanche, le Journal du Dimanche, les Echos… A peu près tous les journaux viennent les uns derrière les autres sur ce système. Seul quotidien de dimension nationale à ne pas l'avoir utilisé : Le Monde. Son format ne s'y prête pas.
Dans les mois qui suivent, le réseau du Parisien Libéré, puis celui de Robert Hersant sont repris par Serefax.
Toute cette opération a été menée avec un seul objectif en tête : empêcher le départ de Robert Hersant. Mais, ce fut aussi une belle opération sur le plan économique. C'est à Marc Demotte qu'il revint de le souligner lors de la présentation à la presse du rapport du Conseil Supérieur des Messageries :
Grâce au facsimilé, on obtient une économie substantielle sur la subvention de 50% consentie par les pouvoirs publics à la SNCF en remboursement du tarif 32. Cette économie est actuellement de 22MF quand la prise en charge partielle des frais de location des liaisons spécialisées nécessaires au fac-similé ne coûte que 4,03MF, soit 5 fois moins.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire