26. La découverte de la fonction commerciale
Le réseau de distribution n'avait pratiquement pas bougé depuis la guerre. C'était, à peu de choses près, celui qu'avait créé, sous la Troisième République, René Schoeller. Il comporte deux niveaux :
- les dépositaires qui reçoivent le papier des NMPP et le redistribuent aux diffuseurs. Ils étaient, au début des années 70, 4000, de toutes tailles. Les plus importants approvisionnent plusieurs dizaines de points, les plus petits 5, 6, ...parfois aucun. - les diffuseurs qui gèrent un point de vente : il y en avait alors près de 40 000, dont un peu plus de 3000 à Paris.
Sa densité était exceptionnelle. Les messageries Hachette avaient rapproché, additionné les organisations commerciales construites par les journaux. Il n'était pas rare de trouver, dans un même département, 50, 60 dépositaires, avec, chacun, un territoire bien défini. Pour trouver maillage plus fin, il faut regarder vers des secteurs d'activité complètement différents, comme le commerce d'habillement qui a 76 000 boutiques. Les contraintes de la distribution de la presse quotidienne (il faut être proche des lecteurs) justifiait le nombre des points de vente, pas celui des dépositaires.
Ce réseau doit évoluer. Il va le faire tout au long des années 70, mais très lentement, à la manière des plaques tectoniques. Ne remontèrent à la surface, n'apparaissent aujourd'hui dans les documents que l'on peut consulter, que ce qui touche aux diffuseurs et donc aux éditeurs :
- problèmes de la distribution le dimanche. Le Figaro doit abandonner, en 1972, un projet d'édition dominical. Un peu plus tard, et pour échapper à ces mêmes difficultés, Hachette signe un accord avec les compagnies pétrolières pour distribuer le Journal du Dimanche dans les stations-service, les tabacs ;
- réflexions sur l'installation de points de vente dans les quartiers nouveaux, à la périphérie des grandes villes, expériences de points de vente mobiles ;
- création de linéaires presse dans les grandes surfaces. Ce qui se fait très vite malgré les réserves de quelques distributeurs : en 1971, les NMPP avaient installé des postes de vente dans 137 grandes surfaces. Le chiffre d'affaires (25 MF) réalisé dans ces nouveaux magasins est significatif et le rythme de création est rapide (75 créations programmées en 1972).
Rien d'autre n'apparait dans la littérature. Comme si rien ne s'était passé. Ce n'est pas exact. Au fil des années, ce réseau s'est transformé, il s'est hiérarchisé, des unités plus puissantes se sont détachées, ont pris en charge de nouvelles missions. Mais, cela s'est fait de manière presque "écologique".
Plutôt que de restructurer leur réseau, comme faisaient à la même époque les compagnies pétrolières ou les spécialistes de la distribution alimentaire qui créaient des bases logistiques, les NMPP ont laissé les forces du changement le remodeler lentement. C'était d'autant plus facile que forces de changement il y avait…
Les forces du changement
La plus visible fut certainement la décentralisation voulue par les logisticiens, la création des ARM, des centres régionaux d'expédition et de traitement des invendus.
Il y eut aussi l'informatique, celle que les dépositaires commencèrent à utiliser pour leur gestion à la fin des années 60, celle que les messageries développèrent à la même époque.
Dès 1969, les NMPP décidèrent de relier les dépôts de province "par fil direct". Cette innovation importante, capitale, va modifier en profondeur le circuit des informations et la manière de travailler.
Les historiens font remonter à une conférence internationale organisée par l'Unesco à Paris en 1959, l'invention des systèmes informatiques que l'on appelle à temps partagé. Mais ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard que l'on vit apparaitre des matériels capables de partager les ressources d'un ordinateur entre plusieurs utilisateurs. Dès que les premières installations sont opérationnelles aux Etats-Unis, Maurice Audouin et ses collaborateurs vont les visiter. Ils reviennent de leur voyage chez Mc Donnel Douglas avec le projet de créer un système en temps réel qui permettrait de relier la rue Réaumur aux dépositaires.
Lorsque les NMPP se lancent dans l'aventure, rares sont les entreprises qui ont l'expérience de ce type d'informatisation. Le marché est encore étroit, les terminaux sont chers :
Les plus gros dépositaires commençaient à avoir des problèmes. On a donc décidé de monter un système de télétraitement, un peu comme ceux qu'utilisaient les compagnies aériennes.
On avait des lignes spécialisées sur lesquelles on connectait des terminaux télégraphiques à 200 bauds. La technique était dérivée des cartes perforées. Les agences avaient des cartons souche. Tous les soirs, les modifications de service étaient dactylographiées sur des télex. Tout se traitait en temps réel. La réponse était aussitôt renvoyée… Nous avons d'abord installé ce système dans les agences Hachette, puis chez deux dépositaires, l'un à Arcachon et à Antony. Mais le coût des lignes était prohibitif. (témoignage Maurice Audouin)
Le prix est tel qu'on ne peut installer de terminaux que dans les plus grands dépôts mais il y a là, en germe, des éléments pour une reconfiguration.
Ce qui est vrai des ordinateurs aurait pu l'être des distributeurs automatiques de journaux si les projets lancés dans ces mêmes années avaient abouti.
L'idée est ancienne. En 1899, déjà, les messageries Hachette avaient demandé à la maison Louis Chambon, constructeur réputé de machines et appareils automatiques, de développer un "appareil à fermeture automatique s'ouvrant à l'aide d'une pièce de 10 centimes et délivrant des journaux et livraisons qui y seront enfermées." A l'étranger, aux Etats-Unis, notamment, des appareils extrêmement simples sont utilisés : la pièce que glisse le lecteur ouvre la boite dans laquelle est rangée la pile de journaux. Il peut s'il le souhaite en prendre plusieurs, mais pourquoi le ferait-il? En 1966, un brevet est déposé par un des collaborateurs du service de propagande commerciale. Une expérimentation est tentée en 1970. Elle ne donne pas de résultats satisfaisants. L'appareil testé est infiniment plus complexe que celui que l'on trouve aux Etats-Unis :
- il distribue plusieurs titres, alors que les matériels américains n'en proposent qu'un seul, quitte à avoir, cote à côte plusieurs distributeurs pour plusieurs titres ;
- il ne délivre qu'un seul exemplaire à la fois. Les distributeurs américains donnent accès à la pile de journaux ;
- il rend la monnaie.
Tout cela fait de ce distributeur que les NMPP installent dans une vingtaine de points de vente de la région parisienne un matériel complexe et, donc, cher.
Qu'il s'agisse, donc, d'informatique, d'aménagement de magasin ou de matériel de traitement du papier, on ne peut plus exercer le travail de dépositaire sans investir. Les premiers à le découvrir sont, d'ailleurs, les dépositaires qui créent une société de caution mutuelle.
La fonction commerciale
La découverte de la dimension commerciale du travail de dépositaire a, elle aussi, poussé à la reconfiguration du réseau.
La première exploration systématique de cette nouvelle dimension a été entreprise à Paris. Les NMPP jouent, dans la capitale, le rôle de dépositaire central et servent directement plus de 3000 points de vente (2700 marchands et 400 bibliothèques installées dans les gares, les stations de métro, les hôtels…). A la tête de cette entreprise dans l'entreprise, il y a des personnages puissants, hauts en couleur. Le plus célèbre est certainement Jean Boulle, le directeur des ventes des journaux du soir, dans le vocabulaire maison. Il connaissait tout le monde, tout le monde le connaissait et il avait su, au fil des années, créer un véritable empire sur le trottoir de Paris. Il régnait sur une armada de camelots, de cyclistes (ils sont en voiture, mais on a conservé l'ancien nom) qu'il embauchait directement, sans passer par le service du personnel. C'était un de ses privilèges.
Ce service avait conservé une organisation qui datait d'avant-guerre. Elle avait, en cette fin des années 60, 66 dépôts, les annexes, qui servaient 2300 marchands. Le nombre de marchands de chaque annexe était extrêmement variable et le découpage géographique de la clientèle était devenu, au fil des années, tout à fait irrationnel. Ces annexes s'étaient, par ailleurs cantonnées, dans les seules tâches techniques de distribution du papier. Une réorganisation était devenue nécessaire.
Elle va porter sur deux points :
- le découpage géographique : le nombre d'annexes est réduit à 30 qui servent entre 60 et 100 marchands, avec le "souci de les réunir par "quartiers" relativement homogènes commercialement."
- les missions des établissements. On leur confie une fonction d'animation commerciale confiée au chef d'annexe qui travaille de jour et entretient le contact avec les marchands. On installe un local "réassortiments" où les marchands peuvent obtenir rapidement les suppléments nécessaires à la vente et on nomme un responsable de jour, spécialement chargé de régler les problèmes que rencontrent les marchands pendant leurs heures de travail.
La création des S.A.D.
Ces forces de changement ne pouvaient agir que lentement. Plutôt que d'accélérer le mouvement, les messageries ont laissé le réseau évoluer à son rythme. Les 4000 dépositaires du début des années 70 étaient encore plus de 3000 dix ans plus tard.
A cette prudence, on peut trouver des motifs techniques, mais les meilleures explications sont tactiques : beaucoup pensaient alors que la densité du réseau, sa complexité protégeaient l'entreprise : "l'éditeur qui voudrait quitter le système coopératif devrait, expliquait-on, engager des négociations commerciales avec tous ces commerçants. Un travail de titan!"
Il faudra, en fait, attendre la fin des années 70 pour voir se mettre en place une approche plus dynamique. L'objectif n'a pas changé, mais on cherche à consolider le réseau avec d'autres moyens : prise de contrôle de dépositaires, constitution d'un système d'information… On saisit les occasions lorsqu'elles se présentent. En 1978, les NMPP rachètent les vingt agences qu'Hachette possédait en province. Ces agences, ou S.A.D. comme on les appelle aujourd'hui, jouent le rôle de dépositaire de presse. Elles reçoivent le papier des NMPP, le répartissent vers d'autres marchands, jouent, éventuellement, le rôle de messager. Elles entretiennent, alors, des relations directes avec l'éditeur. C'est, en général, le cas de titres régionaux. Nice-Matin a ainsi confié sa distribution sur Nice-Ville à la SAD de Nice, conservant à son compte, la distribution à l'extérieur de la ville. Autour d'elles viennent, lorsqu'ils existent, se greffer centres régionaux d'expédition et d'invendus.
Autre signe de cette approche plus dynamique: la définition d'une politique d'informatisation des dépositaires. Dès la fin des années 70, la direction informatique des NMPP s'inquiète de voir les dépositaires multiplier les solutions informatiques incompatibles : faute de progiciel, chacun fait développer sa propre application. Matériels, conception, fonctions… tout est différent. On se dirige tout droit vers la Tour de Babel, ce spectre qui hante les nuits des directeurs informatiques.
Pour l'éviter, les NMPP et le Syndicat National des Dépositaires de Presse, que préside Gérard Boissin, un des pionniers de la mécanographie dans les dépôts, créent, en juin 1981, une société, la Sogidep, dont la seule vocation est d'aider les dépositaires qui le souhaitent à s'informatiser. Cette société de service informatique va progressivement développer toute une gamme de produits homogènes, compatibles spécialement conçus pour dialoguer, échanger des informations avec les ordinateurs des NMPP.
La direction commerciale trouve à qui parler
Cette prudence, cette stabilité du réseau ne choquent pas les éditeurs qui, souvent encore, hésitent à confier un rôle commercial aux NMPP. Max Teyssou qui a pris en charge la direction commerciale le découvre vite. Pour beaucoup d'éditeurs, le rôle des messageries est de transporter les journaux, pas de les vendre :
Il a fallu faire la différence entre l'action commerciale que pouvait mener un éditeur et la notre. Notre mission était de préparer le réseau pour qu'il soit à la disposition des éditeurs. (témoignage Max Teyssou)
En fait, les éditeurs négligeaient depuis longtemps la vente, se contentant de fournir du papier aux messageries. Seuls les plus puissants, les grands quotidiens, avaient des équipes commerciales importantes : 120 inspecteurs chez France-Soir chargés de visiter les dépositaires et les marchands et de relever des informations sur les ventes. Ces spécialistes avaient une connaissance extrêmement fine des comportements d'achat des lecteurs. Ils savaient comment les ventes de journaux fluctuaient, à Paris, en fonction des conditions météorologiques : une pluie insistante gonfle le chiffre d'affaires des bibliothèques du métro et diminue celui des camelots qui vendent les journaux du soir… Mais cette science du terrain ne faisait pas une politique commerciale.
Les choses changent au début des années 70. Une nouvelle génération de responsables commence à appliquer à la distribution de la presse des méthodes et raisonnements que l'on utilise déjà pour d'autres produits de grande consommation. Ils font des études de marché, comparent l'abonnement, la vente au numéro et le portage.
L'abonnement trouve des défenseurs ardents chez les éditeurs de périodiques, comme Jean-Louis Servan-Schreiber. Il évite, explique-t-il, les invendus, permet de passer avec le lecteur un contrat à long terme et de faire payer la marchandise à l'avance. "quelle autre industrie au monde, demande-t-il dans le livre qu'il consacre alors à la presse, reçoit ainsi ses règlements 6 mois en moyenne avant la livraison?" En ces périodes de généralisation des techniques de marketing direct, l'abonnement permet en outre de constituer des fichiers de clients très bien renseignés que l'éditeur peut louer ou vendre.
Si l'abonnement a de nombreuses qualités, il a aussi des défauts : il coûte cher. Non seulement, les titres proposent des remises supérieures aux coûts de distribution des messageries (exemplaires envoyés gratuitement pendant plusieurs semaines, remises allant, parfois, jusqu'à 50%), mais il faut multiplier les mailings (7 millions de messages à l'Express en 1983) et les relances : il faut en envoyer jusqu'à 5 ou 6 pour obtenir le paiement.
Les éditeurs de quotidien redécouvrent, de leur coté, le portage… Le plus lyrique est Daniel Toscan du Plantier qui travaille alors aux cotés de Pierre Lazareff :
"Si France-Soir tirait à 3 millions d'exemplaires, il serait mieux fait. Mais France-Soir, il faut aller à lui. Les Anglais, eux, se réveillent avec le journal et le lait à leur porte. Les Français, lorsqu'ils arrivent dans une maison, trouvent le gaz, l'électricité, l'eau, le téléphone. Un journal avec abonnement mensuel et carte de crédit ferait toute la différence. Au lieu de ça, il faut prendre sa voiture et s'arrêter pour l'acheter. A partir de 20 heures, il faut même aller dans les drugstores, parce que tout est fermé. Nulle part au monde on ne vend autant de journaux dans ces conditions. Au Japon, en Angleterre, en Allemagne, aux USA, il y a peu de kiosques. Chez nous environ 11 millions de quotidiens sont vendus chaque jour ; 11 millions de malades posent 1 Franc pour avoir un bout de papier."
(D. Toscan du Plantier, Donnez nous notre quotidien, 1974)
Le succès des titres de la presse quotidienne régionale qui, depuis des années, utilisent le portage conforte des analyses de ce type. La Voix du Nord qui privilégie cette technique (5% par abonnement 15% par les maisons de la presse, 80% par porteurs) a un bouillon très faible (moins de 10%) et un taux de pénétration élevé : dans une région où la télévision est très présente (30% des foyers équipés), elle vend 380 000 exemplaires là où les grands titres parisiens n'en vendent que quelques milliers. Mais cet exemple est-il transposable à la presse parisienne?
En 1969/1970, quelques titres nationaux tentèrent une expérience à Parly 2. Pendant 3 semaines, le service du Figaro, de Paris-Match et de Télé 7 jours a été assuré par 7 porteurs servant 2700 appartements. Le site avait été choisi de manière à rendre l'expérimentation favorable : le point de vente le plus proche n'ouvrait qu'à 10h30. Des 6000 personnes touchées, 50 seulement demandèrent qu'on continuât de leur apporter le Figaro, 16 Paris-Match, et 30 Télé 7 Jours. Le portage n'est pas, dans les grandes zones urbaines, la meilleure solution.
Les professionnels du marketing que la presse a embauchés dans les années 70 analysent les résultats des ventes dans les différents créneaux, leurs évolutions, leur rentabilité. Ils donnent de la chair, un contenu aux intuitions de leurs prédécesseurs. Ils travaillent sur des chiffres et infléchissent, au début des années 80, les politiques commerciales retenues dix ans plus tôt.
"La grande période des abonnements est passée" observe en 1983 l'une des responsables de la société d'abonnement des titres du groupe Perdriel interrogée par un journal professionnel, avant de souligner les vertus, un peu négligées, de la vente au numéro telle que la pratiquent les NMPP. "Depuis une dizaine d'années, remarque un autre professionnel, ancien de l'Expansion et du Nouvel Economiste, on constate une baisse des rendements, un accroissement des coûts, les fichiers s'épuisent vite…"
On voit des stratégies changer dans des groupes puissants. L'arrivée de Jimmy Goldsmith à L'Express, correspond à un rééquilibrage entre les différents canaux de vente. "Le nombre de messages envoyés (pour collecter les abonnements) a diminué de 40%. Notre politique est aujourd'hui de privilégier la vente au numéro qui constitue un excellent baromètre de santé. C'est même l'épreuve du feu" (propos d'un des responsables de l'Express cité dans Stratégie, juin 1983).
Ces éditeurs ont goûté aux plaisirs du marketing direct, de l'exploitation des données chiffrées apportées par le mailing, ils attendent des messageries plus que le seul transport de leurs titres. Ils veulent aussi des informations pour prendre des décisions commerciales… Des informations qui viennent des points de vente. Le problème rencontré, dans les années 60, lors de l'explosion des invendus, resurgit. Mais, en quelques années, l'informatique a fait de grands progrès. Des éditeurs envisagent de développer un logiciel de réglage. Quelques mois plus tard, les NMPP lanceront Stratégie-Presse…
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