27. Social : le choix du compromis

Si le départ de Guy Lapeyre marque le début d'une nouvelle ère dans les relations entre les NMPP et ses clients éditeurs, il coïncide aussi avec une transformation profonde des relations sociales au sein de l'entreprise. Depuis le début des années 60, l'entreprise est coupée en deux :
- d'un coté, le siège de la rue Réaumur, où des employés travaillent à la préparation des expéditions, au traitement administratif des invendus, à la facturation…
- de l'autre, les centres périphériques où l'on manipule le papier, où on le compte et le met en paquet avant de l'expédier.

A cette coupure géographique, se superpose une coupure syndicale : la rue Réaumur est tenue par une coalition de syndicats réformistes, les centres par le syndicat CGT du Livre.

C'est dans ces centres, et sous l'action de ce syndicat, que les relations sociales vont être le plus animées.

1968 ou l'émancipation

Les NMPP furent l'une des premières entreprises à se mettre en grève en mai 1968 et l'une de celles qui resta le plus longtemps arrêtée puisque le travail ne reprit que trois semaines plus tard.

Tout partit de la Villette. Le 15 mai, deux jours après la manifestation du 13 qui avait vu près d'un million de parisiens descendre dans la rue et défiler derrière les leaders du mouvement étudiant, l'ensemble de l'équipe départ se réunit spontanément dans la cantine. Il est 17 heures. L'atmosphère est houleuse. Les ouvriers sont énervés. La journée a été dure. "Ce jour là, raconte le journal syndical, le nombre de titres, le tonnage, l'encombrement avaient dépassé tout ce que nous avions pu imaginer. Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase." On rédige dans la hâte un cahier de revendications. Il comporte quatre points :
- revoir les conditions de travail,
- modifier la manière de commander de certains cadres,
- une augmentation de 100F par mois non hiérarchisée (soit à peu près 10% du salaire d'un porteur),
- déterminer la qualification professionnelle.

Ils reviendront tout au long des conflits des années 70.

Un arrêt de travail de deux heures est prévu. Lorsque l'équipe de nuit arrive, à 21 heures, elle fait siennes ces revendications et décide à son tour de se mettre en grève. Le mouvement durera 19 jours. Les messageries en sortiront profondément changées.

Le mouvement est parti de la base. L'arrêt de travail puis la grève se sont décidés sur le tas, aux messageries, sans consignes de la CGT. Pour la première fois dans leur histoire, les ouvriers des messageries agissent sans recevoir d'ordre de personne. Ni du patron, ni du syndicat. Ils mènent leur action sans se soucier des directives du syndicat du Livre qui préférerait voir distribuer les journaux que typographes et imprimeurs continuent de fabriquer. Pour les plus anciens qui se souviennent de la longue grève des rotativistes qui avait contribué à mettre à bas les Messageries Françaises de Presse, il y a comme un air de vengeance. Pour les autres, il y a le sentiment de devenir enfin adulte, majeur. Ils viennent de se libérer de la tutelle des "aristocrates du Livre", de prendre en main leur destin.

A la tête des grévistes, il y a une nouvelle génération de militants. Entrés dans l'entreprise depuis peu de temps, ils sont d'extrême-gauche, mais l'extrême gauche est alors riche de nuances. Certains éprouvent une certaine sympathie pour les thèses des gauchistes, d'autres préfèrent celles, plus "raisonnables", du parti communiste, mais tous se retrouvent pour dire qu'il ne suffira pas d'une augmentation des salaires pour régler leurs problèmes. "C'est de la dignité de la classe ouvrière qu'il s'agissait", dit Claude Pécheux qui était alors l'un des responsables communistes de la Villette.

Sous le regard de la pendule

Cela ressemble à de la langue de bois. Ce n'en est pas. Les ouvriers les plus jeunes ont souvent eu une première expérience ailleurs. Ils ne supportent plus l'organisation toute militaire des centres de départ. La brutalité de la hiérarchie, ses manières de faire les scandalisent. Lorsqu'on les interroge aujourd'hui, ils décrivent, les cadres des centres de départ de ces années là, tous issus de la base, comme les adjudants des comédies antimilitaristes : "gueulards, trouillards, foireux". Ils hurlent plus qu'ils ne parlent, sont systématiquement grossiers, incompétents et volontiers humiliants. La seule solution est souvent de "se mettre un chef dans la poche", de lui rendre service, de l'aider à faire son jardin, à déménager, d'oublier de facturer les travaux qu'on fait chez lui au noir, de lui offrir une bouteille de pastis…

En fait, rien n'avait changé dans les centres de départ depuis l'avant-guerre. Tout y était resté manuel, comme au premier temps des messageries Hachette. Dans les ateliers, au Charolais, à la Villette, rue Paul Lelong, il n'y aucune machine, juste quelques tracteurs pour tirer des chariots en nombre insuffisants. L'essentiel de la manutention s'est fait jusqu'en 1976, date de création de Rungis, à la main. Et l'atmosphère, l'organisation sont restées celles des grands ateliers industriels d'avant la mécanisation.

Le métier n'exige aucune formation particulière et cependant tout le monde n'entre pas aux messageries. Il n'y a pas d'immigrés, pas de femmes. C'est un monde d'hommes, d'ouvriers parisiens, plutôt d'âge mur, sans qualification. La plupart sont entrés très jeunes aux NMPP. Ceux qui ont eu une première expérience professionnelle viennent d'un peu partout : il y a d'anciens pâtissiers, boulangers, mécaniciens, hommes de peine…

Cette homogénéité de la population ouvrière n'est pas le résultat d'une décision. Personne n'a jamais dit : nous ne voulons pas d'immigrés. Elle est la conséquence d'un système d'embauche. Pour entrer aux messageries, il faut encore, à la fin des années 60, passer un examen, avec quelques opérations et un exercice d'orthographe. Il s'agit de corriger les fautes d'un texte dont la rédaction doit remonter aux toutes premières années des messageries Hachette :
Le livre a tenté l'homme depuis l'instant où celui-ci pris conscience de son intelligence et voulu fixer sa pensée. Toutes les matières naturelles fabriqués ou transformés (briques, céramiques, tissus, papyrus, parchemin, papier) ont été véritablement asservie pour apaisé la véritable soif d'écrire et de lire de nos ancêtres.

Aux bibliothèques "céramiques" de Ninive et de Babylone succédèrent celles des Egyptiens utilisant le souple assemblage des bandelettes de papyrus pour constitués de véritables bibliothèques "cellulosiques" classées et référencées. Celle d'Alexandrie successivement détruite par Jules César et le Calife Omar étaient l'une des plus importantes bien avant notre ère chrétienne.

Puis la disette de papyrus conduisis l'homme à s'orienté vers le support animal du parchemin et du vélin. Le livre en rouleau devins le livre à feuillets ou "volume", tant généralisé de nos jours. Avec lui, l'art de la reliure apparaît à la fois pour protéger le volume et le parer d'une vêture qui, souventes fois, frise la magnificence, aux heures faste du beau livre enluminé de tous le moyen-âge.

On devine la perplexité de bien des candidats devant le calife Omar et les bibliothèques cellulosiques… Cet exercice élimine ceux qui n'auraient pas connu les dictées quotidiennes à l'école primaire. Mais, savoir écrire vélin, connaître les accords du participe passé ne suffit pas. Il faut encore avoir une bonne conduite. Les NMPP font encore faire, dans les années 60, des enquêtes de voisinage. Le système est pervers. Il pousse à la cooptation, au clientélisme : les salaires sont bons, le travail facile, on fait entrer aux messageries ses frères, ses cousins, ses enfants, ses amis. On voit ainsi se constituer de véritables dynasties familiales. On est là parce que l'on connaissait quelqu'un qui vous a recommandé.

Le jeune ouvrier qui entre aux messageries est d'abord porteur : il vide des camions, remplit des sacs, porte des paquets, ce qui peut être pénible lorsqu'il faut aussi monter des escaliers comme rue Paul Lelong. Quelques années plus tard, il peut devenir compteur. Comme son nom l'indique, ce métier consiste à compter les journaux, à les mettre dans les cases de points de vente et à faire des paquets. Plus tard, encore, il peut prétendre devenir brigadier, on dit "bricard", responsable d'une équipe, puis d'un réseau…

Les promotions sont longues à venir, mais lorsqu'elles arrivent, elles font l'objet d'un véritable rite de passage. On ne devient pas compteur comme cela : on passe par ce qu'on appelle l'école. Pendant quelques jours, on fait des opérations élémentaires, additions, soustractions, multiplications, puis on va travailler auprès d'un ancien pendant deux semaines. Il suffirait de quelques heures pour apprendre le métier. Mais les organisations sociales ont quelquefois des raisons que la raison ignore. Ces quelques jours ne servent pas à apprendre le métier mais à changer de peau, de statut, à devenir un compteur. C'est une initiation. On devient un autre.

On retrouve le même rite lorsque l'on devient "bricard". Là non plus, on n'a rien à apprendre. Mais, on reste plusieurs semaines "fonctionnaire brigadier". On accompagne un brigadier dans son travail de tous les jours. On le suit, on l'écoute, on déjeune avec lui, avec ses collègues, on devient un chef. Pour bien marquer ce passage beaucoup changent de tenue, mettent une cravate, une veste, un costume.

Ces rites de passage sont un des moments forts de la vie des ateliers. Ils sont accompagnés de libations, on organise des pots pour fêter une promotion et marquer ce moment délicat où l'ouvrier quitte son monde, trahit ses copains, devient un peu patron. La fête est joyeuse, mais l'ouvrier promu sait que demain sera différent. Ses copains ne le regarderont plus tout à fait de la même manière.

Ce milieu très homogène, très traditionnel se renouvelle lentement, au fil des départs à la retraite et des embauches. On reste longtemps aux messageries. Il faut attendre le milieu des années 60 pour voir apparaitre une nouvelle génération d'ouvriers. Jeunes, ayant souvent reçu une formation dans d'autres domaines, ils sont bagarreurs, porteurs des nouvelles valeurs de cette France des années 60 finissantes : ils ne courbent pas le dos et ont du mal à supporter les vexations des petits chefs, les agressions verbales, les contrôles tatillons, tout ce qui fait le quotidien de la vie dans les usines de cette époque, aux NMPP plus qu'ailleurs peut-être. Claude Pécheux, qui a alors 36 ans et, derrière lui, une vieille expérience du militantisme ouvrier (il a été licencié 16 fois pour syndicalisme ou action politique) se souvient d'une atmosphère "pire que dans les abattoirs de Vaugirard où, cependant, ce n'était pas fantastique".

Les conditions de travail sont difficiles, tout le monde le dit. Mais on n'est ni chez Zola, ni dans le grand atelier des Temps Modernes. Les locaux sont étroits, exigus, sombres, les sacs que l'on remplit et transporte sentent la pisse de chat, les paquets sont lourds, volumineux, ils coupent les mains, mais ce n'est ni le bagne ni l'enfer. La preuve : on y reste de longues années. Le plus dur, c'est la pendule qui va toujours trop vite.

Dans les usines on se plaint souvent des cadences, du rythme que les chronométreurs imposent aux O.S. L'habitude acquise à force de répéter les mêmes gestes permet à l'ouvrier habile de se ménager des temps de repos entre deux opérations. Rien de tel aux messageries. Il faut aller vite, très vite, toujours plus vite. Tout le papier qui arrive doit être traité et mis en case avant que ne partent trains et camions. Pour peu que les imprimeries aient pris du retard, et c'est fréquent, les piles s'accumulent derrière les compteurs. Il faut accélérer le mouvement, faire en cinq minutes ce que l'on voudrait faire en dix.

L'ouvrier qui travaille sur une chaine dans l'industrie automobile doit, comme un coureur de marathon, ménager ses forces tout au long de la journée : il sait qu'il va devoir répéter mille fois les mêmes gestes.

Le compteur est un sprinter. Il court contre la montre, va chercher au fond de lui-même l'énergie nécessaire pour finir avant que ne sonne la cloche. Son effort est intense, mais de courte durée. C'est l'intérêt de ce métier, ce qui le rend agréable à ceux qui ont connu l'usine. Il y a, comme dans une étape du Tour de France, des moments de détente, de flânerie. On ne sprinte vraiment que dans les derniers kilomètres, et là on peut espérer le coup de main d'un camarade qui a fini plus vite.

A la différence du travail à la chaine, qui sépare, éloigne les ouvriers, rend toute vie sociale dans l'atelier difficile, compliquée, le traitement des journaux rapproche : on s'aide, on se soutient dans les moments difficiles. Lorsque les cadres ont tourné le dos, l'atmosphère de travail est agréable. On chahute, on plaisante, on se connait par son surnom. Il y a Poisson rouge, Peppone, Don Camillo (on appelle ainsi Camille Buffet, un vieux militant cégétiste plutôt mécréant, qui ne se sent aucune vocation ecclésiastique), la Gamelle (un boxeur que Jean-Paul Belmondo; venait parfois chercher à la sortie de la Villette)…

La paie est correcte et les horaires permettent d'exercer un second métier. Certains vont, aux Halles, transporter de la viande, de la farine ou des sacs de grains. D'autres refont des appartements au noir, de la peinture, de l'électricité, de la plomberie. D'autres encore trouvent à s'employer dans le Sentier, où l'on préfère payer au noir que de verser des charges sociales. Etre installé en plein Paris a des avantages…

Pour ceux qui n'ont pas de goût pour la bricole, il y a "l'escadron blanc". On appelle ainsi le groupe des quelques privilégiés auxquels on demande de faire des heures supplémentaires. Pour y appartenir il faut avoir fait ses preuves. Il faut surtout être serviable et corvéable à merci. Pas question de refuser une heure supplémentaire. Ceux qui s'y risquent sont automatiquement mis à l'écart. Michel Fleury; en a fait l'amère expérience. Il est depuis plusieurs mois membre de l'escadron blanc lorsqu'il demande de ne pas assurer un service d'escadron. Il a une bonne excuse, le baptême d'un neveu, mais cela ne suffit pas. Il restera plusieurs mois sans obtenir la moindre heure supplémentaire. Lorsqu'il s'en inquiétera, on lui répondra : "Il faut que tu digères ton baptême."

5 fois mieux que Grenelle

C'est dans cette atmosphère qu'éclate mai 1968. Les locaux sont aussitôt occupés. Une cantine est montée qui offre pour 2 francs des repas copieux. On protège le matériel, le papier, des tours de garde sont organisés.

La pendule s'est arrêtée. On joue aux cartes, on bavarde, on blague. On écoute la radio. Une nuit, les étudiants viennent manifester à la Villette. Combien sont-ils? une centaine? un peu plus? Ils sont venus avec leurs drapeaux rouges et noirs, leurs slogans. Quelques ouvriers dont Peppone sortent Place Hébert pour bavarder avec ces jeunes gens. Le dialogue durera toute la nuit. Aux étudiants menés par deux jeunes diplômés en philosophie qui veulent inventer un monde nouveau, les ouvriers opposent leur volonté de protéger leur outil de travail. Deux visions du monde!

Tous ces étudiants qui veulent donner des leçons de révolution agacent. Chacun le sent bien, l'important est ailleurs. A la fois plus modeste et plus concret. Les ouvriers des messageries avaient secoué la lourde tutelle du Livre en se mettant en grève le 17 mai. Ils s'émanciperont compléteront quelques jours plus tard en refusant violemment les propositions d'accord avec la direction que vient leur proposer le secrétaire du groupe Journaux de la Fédération Française des Travailleurs du Livre : Roger Lancry. "Les gars étaient furieux, raconte un témoin. Si nous n'avions pas été là pour le protéger, ils l'auraient vigoureusement expulsé du centre."

Les ouvriers des messageries veulent prendre en main leur sort. Ils n'acceptent plus que d'autres négocient en leur nom. A la suite de cet incident, c'est la section messagerie qui mène, du coté ouvrier, les négociations. C'est une première victoire.

La seconde victoire est ce que leur rapporte le conflit. Les accords de Grenelle que Georges Pompidou; signe avec les organisations syndicales prévoient des augmentations de salaires de 7%. Lorsqu'ils reprennent le travail, le 4 juin, les ouvriers des NMPP en ont obtenu qui pouvaient aller, dans certaines catégories jusqu’à 35%, la création de commissions où l'on discute de l'organisation du travail et le renforcement des moyens des syndicats.

Un syndicat en position de force

Les années qui suivent 68 sont difficiles dans beaucoup d'entreprises. Les avantages sociaux, accordés à Grenelle n'ont pas arrêté l'agitation sociale. Bien au contraire. Les mouvements de grève se multiplient partout, à la RATP comme chez Renault, à la Sécurité Sociale comme aux PTT… Dans certaines entreprises, les militants maoïstes de la Gauche Prolétarienne introduisent des méthodes violentes. Il y a, en 1970, des sabotages aux chantiers navals de Dunkerque. Rien de pareil aux NMPP, mais la situation n'en est pas moins tendue. Les altercations entre ouvriers et brigadiers sont nombreuses. Les conflits se multiplient.

La section messagerie découvre le pouvoir que lui donne le fonctionnement en flux tendu. "Un arrêt de travail bien calculé entre minuit et 2 heures du matin revient pratiquement à supprimer les ventes des quotidiens sur presque toute la province. Un arrêt entre 6h et 9h du soir revient à décaler la vente des périodiques de 24h." expliquera un jour devant les cadres d'Hachette Jean Bardon.

Elle découvre aussi tout le bénéfice qu'elle peut tirer d'une structure coopérative qui donne à l'entreprise deux patrons, la direction générale et les coopérateurs, aux intérêts divergents : la direction générale ne peut faire preuve de fermeté qu'avec l'aval des éditeurs. Or ceux-ci veulent que leurs journaux sortent et n'hésitent pas à intervenir auprès de la direction générale pour la pousser à régler au plus vite les conflits.

Jacques Sauvageot a si bien joué ce rôle d'aiguillon qu'on l'a parfois accusé d'être un allié objectif des syndicats. "Je n'avais aucun contact avec la section CGT des messageries, dit-il aujourd'hui, mais j'étais tout à fait dans mon rôle d'administrateur du Monde lorsque j'insistais pour que mon journal sorte." Désiré Goddyn qui présidait la commission technique du Syndicat de la presse parisienne jouait un rôle voisin. Le message qu'ils faisaient passer à la direction tenait en une phrase : les messageries sont là pour distribuer les journaux ; à elles de régler leurs problèmes avec les syndicats!

Il serait trop long de raconter par le menu tous les incidents qui ont émaillé cette période, mais quelques conflits sont particulièrement significatifs de l'évolution qui s'est faite après 68 : les ouvriers des messageries ne se contentent pas des augmentations et avantages accordés à leurs collègues du Livre, ils se battent pour obtenir des avantages spécifiques. C'est ainsi qu'ils obtiennent en 1975, à la nomination de Jean Bardon, une augmentation de 8%.

Une grève contre la nomination de trois cadres

Ils se battent aussi sur ce qui fait le quotidien dans les centres de départ. Tant que leurs intérêts étaient pris en charge par le syndicat du Livre, les conflits sociaux portaient, pour l'essentiel, sur les salaires, les horaires de travail et les congés. L'émancipation de la section messagerie fit apparaitre de nouvelles revendications liées à la vie quotidienne dans les ateliers. L'adversaire est autant le chef qui, sur le terrain, partage et organise le travail que le patron qui remplit les feuilles de paie. C'est son autorité qui est contestée, ce sont ses décisions qui sont critiquées.

L'un des premiers conflits graves de l'après 68 éclate à la Villette quelques mois à peine après les journées de mai. Il est, disent les responsables syndicaux qui l'ont encadré, venu de la base. "Des gars, raconte Camille Buffet, qui était alors délégué du personnel, sont venus nous voir en nous disant : vous avez vu qui ils viennent de nommer cadres? Ce n'est pas possible. On ne peut pas accepter cela." La grève a duré deux jours. Seule revendication : empêcher la nomination de trois cadres. "Ce n'était pas pour des motifs politiques, l'un d'eux avait toujours été de notre coté, mais ils n'étaient pas compétents, nous le savions tous, nous ne pouvions pas accepter ces nominations."

C'est un véritable bras de fer qui est engagé entre la direction et la CGT. Jean Hamon, le directeur des relations sociales, se met, ce qui est exceptionnel chez cet homme toujours courtois, en colère : "C'est moi, dit-il, qui choisis les cadres, personne d'autre. Et certainement pas vous." Mais, les éditeurs refusent d'aller à l'épreuve de force sur un motif aussi "minuscule". Un compromis est trouvé. Il donne satisfaction aux deux parties, mais fait une victime : les cadres qui se sentent abandonnés par la direction.

Depuis mai, ils luttent pied à pied pour conserver leur pouvoir auprès des ouvriers. Les délégués syndicaux interviennent au moindre incident sur une ligne, contestent leurs décisions, ne manquent pas une occasion de rappeler que le bureau d'études, et lui seul, décide :
"Nous disons à nos camarades "ne cherchez pas à vous renseigner auprès de vos brigadiers, ils ne sont au courant de rien… Mis en place par la direction, ils sont là, même avec le sourire, pour vous faire travailler. (compte-rendu d'activité de la section syndicale de Bobigny, La Courneuve, 1969)

C'est une guérilla de tous les jours. Il n'est pas rare que le ton monte L'encadrement se plaint de menaces. Il supporte mal les agressions verbales et les tracts diffusés dans les ateliers qui ne reculent pas devant l'insulte. Il se voit chaque jour un peu plus dépossédé de son autorité. Il le vit d'autant plus mal que les syndicats ont mis le doigt sur le point faible de l'organisation des centres de départ : les cadres au contact avec les ouvriers n'ont que peu de pouvoir. Ils sont là pour distribuer le travail, et pour cela seulement. Lorsqu'un porteur ou un compteur veut une modification de service, il a plus de chance de l'obtenir en s'adressant à son délégué qu'en allant voir son brigadier : le délégué accède plus rapidement au directeur de centre que le cadre, sa position lui donne plus de poids dans la discussion. C'est tout l'équilibre qui régissait les relations dans les ateliers depuis des années qui s'est déréglé : on ne fait pas de cadeaux à un supérieur hiérarchique que l'on sait sans pouvoir.

L'organisation du travail au cœur des conflits

Les conflits les plus courants, ceux qui font l'ordinaire des délégués et de leurs interlocuteurs, portent sur l'organisation du travail, les horaires, la définition des tâches confiées à chacun.

Les commissions créées en 1968 se sont attaquées au problème des horaires : au fil des mois, un nombre croissant d'ouvriers passent du 6x6h40 en 5x8, souvent au prix d'embauches supplémentaires.

Puis, la CGT dénonce la polyvalence. Dans des ateliers où personne n'a de véritable qualification professionnelle, rien n'interdit de confier à un ouvrier plusieurs tâches, de lui demander, lorsqu'il a achevé sa mise en sac, d'aller donner un coup de main à un collègue, de conduire un chariot… C'est ainsi que l'on pratique depuis des années. C'est le rôle du chef d'équipe que d'ajuster les effectifs en fonction des besoins du jour. Cette polyvalence est plus rationnelle puisqu'elle supprime les temps morts entre deux tâches et permet :
- de réduire les effectifs en période creuse,
- de limiter les heures supplémentaires et les embauches de nouveaux collaborateurs en période de forte charge,
mais elle a un grand défaut aux yeux du syndicat du Livre : elle limite les effectifs.

Pour lutter contre cette polyvalence, les délégués multiplient les projets qui attribuent à chacun un poste de travail permanent : "une structure rationnelle dans l'utilisation des porteurs (demande) un effectif réparti d'une façon permanente sur un nombre fixe de lignes" explique un projet syndical de réorganisation du centre des Charolais. Ces études, toujours écrites au plus près du terrain, segmentent finement le travail, distinguent des spécialités là où il n'y avait auparavant qu'une série de tâches, donnent un contenu à des métiers qui n'exigent aucune qualification, proposent des règles dont l'application demande presque toujours de nouveaux effectifs.

La modernisation, la création de Rungis en 1976, celle de Centre Nord en 1984, donneront aux délégués du personnel l'occasion d'appliquer à plein cette méthode et de multiplier les emplois au delà de ce qui serait nécessaire pour faire fonctionner les centres de départ. La mécanisation avec ce qu'elle suppose de redéfinition de postes de travail, de négociations, de conflits larvés, est une occasion rêvée. La CGT ne la manquera pas, introduisant par là-même une modification subtile dans l'atmosphère des ateliers. La solidarité qui était à la base de la polyvalence, ce coup de main que l'on donnait au collègue qui se laisse dépasser disparait. Et avec elle, c'est l'une des composantes majeures de cet esprit papier qui a pendant des années servi de ciment à l'entreprise qui s'évanouit.

Pas de monopole de l'embauche, mais…

Cette démarche n'est pas sans évoquer celle des syndicats américains qui sont très attachés à une définition précise des postes de travail et des tâches de chacun.

L'attitude du syndicat à l'égard de l'embauche fait elle aussi penser à ce qui se passe dans les closed-shops d'outre-Atlantique. La CGT n'a pas, aux messageries, le monopole de l'embauche - elle ne l'a jamais eu et ses militants disent officiellement ne pas la vouloir -, mais elle a su, au fil des années, exploiter les situations qui la mettaient en position de force.

La longue grève du Parisien Libéré fut de celles-là.

Ce conflit posa aux NMPP un premier problème immédiat : une diminution de sa charge de travail. Le Parisien Libéré édite 18 éditions. Autant de papier qui ne passe plus dans ses ateliers.

Il lui posa aussi des problèmes de gestion quotidienne du personnel : le syndicat multiplie les actions pour éviter les réductions d'effectifs qui pourraient être décidées. Les plus militants de ses membres participent aux actions de la CGT, vont en province arrêter les camionnettes du Parisien Libéré qui se fait imprimer en Belgique, collectent de l'argent… Lorsque la situation parait totalement bloquée, ils servent de contact, de courroie de transmission entre les patrons de presse et les grévistes du Parisien. Ils joueront un rôle décisif dans la solution apportée à un conflit qui pénalisait durement la presse parisienne.

Mais l'essentiel est ailleurs : ce conflit amena les NMPP à intervenir et à embaucher, sans le moindre contrôle, 127 ouvriers qu'Emilien Amaury licenciait.

La décision avait un fondement juridique, une convention qui donne la priorité à l'embauche aux NMPP aux ouvriers qui cotisent à la caisse Gutenberg, mais elle fut politique : il fallait en finir avec cette grève qui pénalisait toute la presse. Elle eut d'importantes conséquences pratiques : elle rendit à peu près caduc le système de sélection du personnel mis en place en 1969 pour remplacer dictée et enquêtes de voisinage et donna à la CGT, non pas un monopole de l'embauche, comme dans les imprimeries, mais un moyen de participer à cette embauche.

Jean Hamon ou l'art du compromis

Face à la CGT, il y a pendant toute cette période, un homme, Jean Hamon.

Il y a deux manières de fumer le cigare, la brutale, et la subtile. Jean Hamon est adepte de la seconde. Ce grand lecteur de Montaigne regarde les êtres et les choses avec une pointe de détachement. Il garde son calme dans les moments difficiles. D'un naturel sceptique, il sait, d'un mot, désamorcer les situations les plus conflictuelles et règle volontiers les problèmes avant que n'éclatent les conflits. Sans ce talent, les NMPP n'auraient pas pu répondre au défi que lui lançait Robert Hersant, jamais Rungis n'aurait démarré aussi vite.

Jean Hamon fut un négociateur hors pair, mais sa marge de manœuvre était limitée. Il fut souvent contraint de se battre le dos au mur. "Ma mission, dit-il, était de trouver le meilleur compromis, le moins cher." Pris entre deux feux, il n'a souvent eu d'autre solution que la retraite. Toute son habileté aura été de l'avoir fait avec la plus grande lenteur. Il y réussit bien tant que les conflits restèrent internes aux messageries. Beaucoup moins bien lorsque les enjeux touchèrent toute la presse comme dans l'affaire du Parisien Libéré. Il ne put alors résister à la pression conjuguée des syndicats qui voulaient tirer le maximum de l'opportunité qui leur était offerte et des éditeurs qui souhaitaient en finir avec un conflit qui leur avait déjà couté très cher.

Il dut alors négocier, contre son gré et le bon sens, une quatrième semaine de congé d'hiver. C'était à la fin du conflit. Les NMPP venaient de prendre la décision d'embaucher les 127 salariés. Elles n'en avaient pas l'emploi, mais ne pouvaient refuser. Restait à trouver une solution pour employer tout ce personnel. Lors d'une réunion du Syndicat de la Presse Parisienne, quelqu'un suggéra de donner une semaine de vacances de plus aux ouvriers. Tout paraissait alors bon pour sortir de l'impasse dans lequel Amaury avait plongé la presse parisienne. Même une semaine de congé supplémentaire! Seul, le premier ministre, Raymond Barre protesta. "Pas question, dit-il en substance, d'accorder une nouvelle semaine de vacances aux ouvriers des messageries en pleine période de rigueur."

Sa protestation valait refus. Les syndicats ne pouvaient s'en tenir là. Ils insistèrent, firent de cette quatrième semaine une condition sine qua non à la signature du protocole d'accord. Ils insistèrent avec d'autant plus de vigueur qu'ils avaient du abandonner leur monopole de l'embauche dans la nouvelle imprimerie que construisait Amaury.

Restait donc à trouver le compromis qui permit tout à la fois de sauver les apparences et de donner ces jours de congé. Ce fut le chômage technique : les ouvriers sont mis en chômage technique pendant une semaine, payés par une caisse professionnelle, la CAPSAG, que financent les NMPP.

A force de négocier avec le syndicat du Livre, Jean Hamon est devenu l'expert social de toute la presse, le "parrain", celui auquel on s'adressait lorsque l'on rencontrait des difficultés que l'on ne pouvait résoudre directement chez soi, le recours dans tous les conflits auxquels on ne voyait pas de solution.

En 1979, il participa à des réunions avec Jacques Piot, de la Fédération du Livre, pour trouver des clients à l'imprimerie Paul Dupont qui avait repris l'ancienne imprimerie Chaix.

"L'objectif, dit une note interne des NMPP, est de faire le point des recherches faites pour déterminer les éditeurs distribués par les NMPP qui impriment leurs titres à l'étranger (…) il a été envisagé d'intervenir auprès de ces éditeurs pour attirer leur attention sur l'intérêt qu'il y aurait à ce que certains de leurs titres soient imprimés par Chaix du fait de l'importance de leur distribution en France."

Un peu plus tard, il fut le médiateur lorsque l'imprimerie de Massy du groupe Montsouris fut reprise par Jean Didier.

Lorsqu'aucune solution ne pouvait être trouvée, on pouvait encore "mutualiser le conflit". Ce qui avait été fait avec le Parisien Libéré, le fut plus tard, à la demande des pouvoirs publics, avec des ateliers de brochage…

Jean Hamon aurait-il pu être plus ferme? La structure de coopératives ne s'y prêtait guère, mais il l'aurait sans doute été si la direction générale et les éditeurs le lui avaient demandé. On ne l'a pas fait : la situation dans les années 70 ne se prêtait pas à l'intransigeance, surtout aux NMPP où le mot d'ordre était devenu : "pas de vague! pas d'affrontement". Elle s'y prêtait d'autant moins que les fantastiques efforts de modernisation donnaient du grain à moudre aux négociateurs. C'est un emploi sur 5 que la mécanisation des centres permettait de supprimer. Plutôt que de les supprimer, on les a transformés en avantages sociaux : travail en 5 jours au lieu de 6, semaine de congé d'hiver en plus.

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