28. Jean Bardon meurt, Etienne-Jean Cassignol arrive
Il est rare que le souffle de la tragédie passe sur les entreprises. Mais on le sentit le 2 décembre 1985. Ce jour là, Jean Bardon s'effondra dans son bureau du troisième étage, saisi d'une brutale crise cardiaque qui l'emporta dans les heures qui suivirent.
Sa mort prit tout le monde par surprise. Elle émut profondément ses collaborateurs et ses collègues et choqua ceux qui le connaissaient bien. On le savait proche de la retraite, on pensait que le jour viendrait où il lui faudrait prendre du champ, les gens bien informés savaient déjà qu'Hachette préparait un candidat pour lui succéder, mais on pensait que cette succession se ferait lentement, au terme d'un long apprentissage de l'entreprise, de ses méthodes, de sa culture. On n'imaginait pas que le contraire put se produire. Cette fin brutale changeait tout.
Jean-Luc Lagardère réagit très vite et nomme directeur général des NMPP un de ses collaborateurs au sein du groupe Hachette : Etienne-Jean Cassignol. Ce n'est pas une surprise. Personne, aux messageries, ne pouvait prétendre remplacer Jean Bardon. Jean Hamon et Maurice Audouin sont trop proches de l'âge de la retraite, les cadres de la génération suivante, trop jeunes. Des trois représentants qu'Hachette a nommés au conseil de gérance en 1981, E-J. Cassignol est le seul qui connaisse bien les métiers de la distribution. Directeur Général de Hachette Industrie, il est à ce titre responsable de la distribution du livre au sein de Hachette.
Des semi-conducteurs à la distribution
L'homme ne ressemble à aucun des dirigeants qu'a jusqu'alors connus l'entreprise. Né en 1930, issu d'une longue lignée de vignerons installés depuis des générations dans l'Aude, il est de ceux dont le sourire révèle l'adolescent qu'ils furent. De son pays d'origine, pays d'hommes rudes et sombres, il a conservé l'accent de pierre et de terre. Autant son prédécesseur était amateur d'ombres, de secrets échangés et de calculs subtils, autant il est direct et rapide. Impatient, disent certains. Ennemi des précautions oratoires, il ne s'encombre pas de préambules. Il dit leur fait à ses interlocuteurs, quitte à choquer.
Scientifique de formation, auteur d'une thèse sur les semi-conducteurs, il a beaucoup bourlingué avant de découvrir le grand immeuble de la rue Réaumur. Physicien, il est de ceux qui "font des expériences, imaginent, déduisent et devinent." (Richard Feynman) Expérimentateur, il sait le prix de la rigueur. Dans sa discipline, il suffit qu'une mesure soit imprécise pour que les conclusions qu'on tire d'une expérience soient fausses.
Universitaire, il a longtemps enseigné au Brésil, puis à l'Université de Toulouse, il croit à la formation et s'attache plus aux compétences qu'à la fonction. Là où ses prédécesseurs disaient : à chacun selon sa fonction, il répond plutôt: à chacun selon sa compétence. C'est dans un laboratoire universitaire qu'il a découvert, un peu par hasard, et plutôt tard, l'industrie :
C'était, raconte-t-il, en 1966 à Toulouse. Motorola, le leader mondial dans les semi-conducteurs, cherchait à s'implanter en Europe. Une délégation conduite par le grand patron avait entrepris un tour de France pour choisir le site du nouveau centre de fabrication destiné aux besoins européens.
Nous étions à Toulouse, que ce soit à la mairie, à la Chambre de Commerce ou à la faculté des Sciences, très intéressés par cette implantation. Un après-midi de mai, on m'a demandé de faire visiter à la délégation américaine les laboratoires de la faculté où je dirigeais moi-même un groupe de recherches sur les applications électroniques des semi-conducteurs. c'était mon premier contact avec Lester Hogan, le grand patron des semi-conducteurs chez Motorola, qui allait faire basculer toute ma carrière.
En effet, quelques mois plus tard, en juillet 1966, alors que je suis en mission de coopération universitaire au Brésil, Lester Hogan m'invite, par lettre, à lui rendre visite aux Etats-Unis et c'est ainsi, qu'après trois jours d'interview, on me propose la direction du centre européen de fabrication de semi-conducteurs. "Quel centre?" demandai-je? "Hé bien, me répond-on, celui que nous allons construire à Toulouse. Il faut tout faire : acheter le terrain, bâtir une usine, recruter des ingénieurs et des techniciens."
J'ai accepté cette proposition comme dans un rêve. je m'étais transformé en quelques jours en un chef d'entreprise, tout maintenant ne faisait que commencer. Je partais vraiment de zéro. (entretien E-J. Cassignol)
Six ans après, l'usine de Toulouse employait 2000 personnes, dont 150 ingénieurs, et Motorola était devenu l'un des premiers employeurs de la région.
Qu'une entreprise américaine embauche ainsi un universitaire d'origine étrangère surprendrait dans tout autre secteur. Pas dans une industrie restée très proche des laboratoires de recherche. Le patron de la division semi-conducteur de Motorola, Lester Hogan, est lui-même un ancien professeur de physique de Harvard, ses concurrents, chez Fairchild ou Intel, ont des liens étroits avec l'université… Leurs collaborateurs sont Israéliens, Chinois, Grecs, Japonais ou Hongrois. Reste que jamais le professeur de physique n'aurait pu mener à bien ce projet, s'il n'avait été au préalable formé aux techniques du management par son nouvel employeur.
Telle qu'E-J. Cassignol la raconte, aujourd'hui, cette formation fut dense et sévère, mais il s'agissait de rattraper le temps perdu et d'enseigner à des scientifiques les techniques du Business Management.
Difficile, en cette deuxième moitié des années soixante, de trouver meilleure école qu'une entreprise américaine spécialisée dans la production de semi-conducteurs.
Les théories du management sont alors en pleine effervescence. L'industrie américaine découvre la théorie des cycles de vie des produits et son application à la stratégie d'entreprise. De jeunes sociétés de consultants, comme le Boston Consulting Group, créé en 1963, popularisent leurs analyses sur la compétitivité et la capacité concurrentielle des entreprises tandis que deux professeurs de Harvard, Paul Lawrence et Jay Lorsch, publient un livre dont le titre est tout un programme : Adapter les structures de l'entreprise. Elu meilleur ouvrage de management de l'année en 1967 ce livre signale "un changement très important dans le paradigme du développement organisationnel. Avant 1967, la grande question était : quel est le seul et unique moyen de gérer et d'organiser? En introduisant la théorie de la contingence, Adapter les structures de l'entreprise a modifié la question fondamentale en "quels sont les types de management, et la structure la plus adaptés à une situation spécifique?"
L'industrie des semi-conducteurs est un peu la matrice de tous ces changements. Elle innove sur tous les fronts. On y voit naître, comme dans un laboratoire, comportements, concepts et méthodes de management. On y invente la théorie de la courbe d'expérience, celle du cycle de vie des produits. Les produits passent en quelques mois de 150 dollars à quelques centimes, des marchés apparaissent, grossissent, explosent à la vitesse des étoiles filantes, des filières se mettent en place. Des carrières se font et se défont à un rythme accéléré. "Vous me reprochez d'avoir quitté Motorola rapidement?" répond Gordon Campbell, l'une des vedettes de la Silicon Valley, à un journaliste, "Mais j'y suis resté 8 mois!"
Des techniques du management qui lui furent ainsi enseignées, E-J. Cassignol a retenu des concepts, des méthodes. Il y a appris le sens du temps, les vertus de l'anticipation, de ce que les américains appellent une "vision", ce qui est un peu plus que notre "projet d'entreprise". Il y a aussi appris des méthodes de travail, l'organisation, la manière de diriger des équipes, de gérer le présent tout en préservant le futur, d'économiser ses efforts en allant à l'essentiel et en pratiquant le management par exception.
Quand on m'a, la première fois, demandé de préparer un business plan, j'étais un peu perdu. Un collègue américain a passé d'abord beaucoup de temps à m'expliquer le but de ce travail et les résultats à en attendre. puis, il m'a donné un manuel de procédures à suivre. Pas besoin de tout réinventer. Il suffisait de suivre les consignes pas à pas, la méthodologie était toute tracée, le temps disponible pouvait ainsi être utilisé pour la réflexion stratégique, la création… C'était la même chose pour les investissements, le plan à long terme. Il faut savoir être paresseux pour les choses répétitives. (Entretien E-J. Cassignol)
Un apprentissage aux antipodes de ce que fut celui de Jean Bardon!
Pour ne pas finir ses jours à Phoenix, Arizona, charmante ville de la grande province américaine, il optera en 1973 pour l'électronique automobile et deviendra directeur général de Jaeger. Puis, il entrera dans l'équipe de Jean Luc Lagardère; qui lui confiera les activités industrielles d'Hachette lors de sa prise de contrôle par le groupe Matra; en 1980.
L'homme qui avait recruté des centaines d'ingénieurs et de techniciens chez Motorola; sera contraint de "procéder à des allégements de structure et à une modernisation rapide et poussée". La méthode sera énergique, mais efficace. Maurepas, ce gouffre inutile pour les anciens dirigeants de la Librairie Hachette, devient enfin profitable.
Beaucoup, en ce début de 1986, ne retiennent que ce dernier épisode. Pour s'en réjouir, ou… s'en inquiéter.
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