29. Autre monde, autres défis

L'entreprise que Jean Bardon; abandonne si brutalement a beaucoup changé depuis que Guy Lapeyre; l'a quittée. Il y eut les modernisations. Après Rungis, c'est Centre Nord qui est créé. L'informatique restée pionnière s'est lancée dans le développement de produits d'aide au réglage pour les éditeurs. De parisiennes, les NMPP sont devenues hexagonales avec l'acquisition des Sociétés d'Agences et de Diffusion puis internationales avec les filiales étrangères d'Hachette spécialisées dans la distribution de la presse. Mais, malgré ces évolutions, l'entreprise a conservé l'organisation, la hiérarchie et les manières de faire d'antan. Les procédures, les règles sont souvent encore celles que les conseils industriels d'Hachette avaient conçues avant-guerre alors que, tout autour, le monde a changé.

La fin de l'inflation

Hachette, la vieille dame du faubourg Saint Germain, n'est plus la même. Depuis que Jean-Luc Lagardère; l'a rachetée, elle a renoué avec la croissance et les bénéfices, retrouvé ambition et audace. Plus question de vendre au plus offrant les bijoux de famille. Bien au contraire. Hachette veut devenir un des grands groupes mondiaux de communication, un de ceux qui jouent un rôle décisif sur un marché qui ne connait plus les frontières nationales.

Chez les éditeurs, une nouvelle génération d'administrateurs a pris le pouvoir. Formés aux techniques de management dans de grandes écoles ou dans des entreprises d'autres secteurs (Philippe Villin vient de la poste, André Ferras; a commencé sa carrière chez BSN…), ils appliquent à la presse ce qu'ils ont appris ailleurs et qui tient en peu de mots : réussissent ceux qui s'attachent à satisfaire les consommateurs.

Ils s'interrogent sur les désirs de ces consommateurs, sur leurs comportements. Il ne s'agit plus de confier à un homme exceptionnel la rédaction d'un journal, mais d'étudier la demande et de concevoir des produits en fonction de celle-ci.

Ils savent ces consommateurs sensibles aux prix et cherchent donc à baisser ceux de leurs titres. Les propos de Jacques Saint-Cricq, un ingénieur civil des Mines, devenu Président du Directoire de la Nouvelle République; est caractéristique de ce nouveau langage de manager :

Heureusement, nous avons une bonne clientèle très fidèle, très bien enracinée. Ce qui est essentiel étant donné que le prix du journal est objectivement trop cher.

- Vous êtes pourtant bien moins cher que les parisiens?
- Nous sommes à 2,40F, je trouve que c'est trop cher. L'achat quotidien d'un produit coûtant 2,40F est un acte que l'on peut remettre en cause, dans la mesure où l'on a des ressources modestes. Des gens habitant le même immeuble se mettent alors à deux pour acheter un journal ; des abonnés reculent devant le prix de l'abonnement.

La politique à long terme pour la presse régionale me parait donc être de continuer à labourer nos zones de diffusion pour améliorer l'information locale, mais aussi de faire un énorme effort pour que le prix du journal décroche peu à peu par rapport à la moyenne des prix. (Jacques Saint-Cricq, interview publiée dans l'EPP, mars 1982)

C'est une véritable révolution. Pendant toute l'après-guerre on a essayé de mesurer l'élasticité des prix à la hausse. On s'est demandé : de combien peut-on augmenter le prix d'un titre sans perdre de lecteurs?

Ces nouveaux managers ne connaissent qu'une règle : "toute réduction de prix est susceptible d'inciter les consommateurs d'un produit à quelques achats supplémentaires." Ils se demandent de combien il faut baisser le prix d'un titre pour gagner des lecteurs et ils cherchent comment diminuer leurs coûts. Ils profitent de la baisse des prix du papier (-12% de 1987 à 1990), donnent, sous forme de suppléments, plusieurs journaux pour le prix d'un…

Cette inflexion stratégique touche de plein fouet le système NMPP. Qu'un éditeur baisse le prix de son journal, c'est sa rémunération qui diminue. Qu'il multiplie les suppléments et c'est son système de tarification qui grippe : comment accepter que l'on facture au prix du quotidien le Figaro Magazine ou le Figaro Madame qui sont de véritables magazines?

Et, pas question d'attendre que l'inflation refroidisse les ardeurs de ces nouveaux managers. Pierre Mauroy et Jacques Delors ont réussi à la freiner brutalement, et durablement.

Comme toutes les entreprises de distribution qui calculent leur rémunération en pourcentage du prix de vente, les NMPP sont favorisées en période d'inflation forte : le chiffre d'affaires, indexé sur l'inflation, progresse plus rapidement que les charges. Les ressources ainsi dégagées permettent de faire passer en douceur des décisions difficiles. C'est comme un anesthésique que l'on donne au malade que l'on veut opérer. Ce sont elles qui ont permis une modernisation des centres de départ sans contrepartie en matière de productivité. Lorsque l'inflation cesse, il faut se désintoxiquer, réapprendre la rigueur, et éviter que les charges ne progressent plus vite que les recettes. Sinon, c'est l'effet de ciseau comme le découvrent les NMPP en 1985 : le chiffre d'affaires n'a augmenté que de 3% alors que les charges ont progressé de 7 à 8%.

Un espace européen de la lecture

En même temps que cesse l'inflation, un nouvel environnement se dessine. On assiste en ce début des années 80 à la création d'un véritable espace européen de la presse.

Les réglementations nationales sont progressivement passées au crible des décisions européennes. Déjà, en 1978, les NMPP ont du modifier les conditions qu'elles faisaient aux éditeurs étrangers.

Cet espace n'est pas seulement juridique, il est aussi culturel et économique : la presse s'internationalise.

On a toujours trouvé à Paris des journaux d'origine étrangère, mais ils touchaient la clientèle étroite des expatriés intéressés par les nouvelles du pays. Seuls avaient réussi à échapper à cette situation quelques journaux portés par ce qu'on a appelé l'impérialisme culturel américain. Certains étaient de véritables produits idéologiques comme le Reader's Digest, dont le fondateur, De Witt Wallace, a toujours dit qu'il voulait faire le héraut de l'American way of life :
Plus qu'aucun autre magazine à grand tirage, (le Reader's Digest) a dénoncé les horreurs du communisme et dépeint les bienfaits du système économique libéral ; il insuffle des idéaux, des ambitions, et des espoirs plus nobles ; il apprend à apprécier, à jouir des merveilles qui nous entourent, des merveilles qui sont en nous - du panorama fascinant que forment les événements du monde. (Reader's Digest, juin 1945, cité par Daniel Bayon, Le Reader's Digest en France, in Les Medias américains en France)

D'autres, exploitaient, dans une traduction française, les mythes que l'industrie américaine a su rendre mondiaux : personnages de romans, de films ou de bandes dessinées (Mickey, cow-boy, paysages de westerns…), que la presse véhiculait au même titre que le cinéma ou la télévision…

Ces éditeurs américains exportaient un contenu, des images, des concepts… d'où, probablement, cette accusation d'impérialisme culturel. Les grands groupes qui, depuis le début des années 80, opèrent sur le marché mondial n'ont d'autre idéologie que leur bilan. Leurs stratégies sont économiques. C'est souvent une concurrence acharnée sur leur marché national qui les a poussés à investir à l'étranger. Ils se sont orientés dans trois directions :
- la création de titres à vocation internationale qui s'appuient sur un marché international de l'information et la connaissance de l'anglais : les éditions européennes du Wall Street Journal, de Business Week, le Financial Times… s'adressent à une clientèle de businessmen, de journalistes, de spécialistes de l'économie. Le marché est étroit mais a tendance à s'étoffer avec la généralisation de la pratique de l'anglais dans les milieux éduqués ;
- la participation financière : des groupes étrangers ont investi en France, tout comme des groupes français investissent à l'étranger : les groupes allemands Bauer (Marie-France), Springer (Auto-Plus en association avec les Editions Mondiales)…
- le développement de produits transnationaux, comme ceux de Prisma Presse, filiale française du groupe allemand Grüner und Jahr (Femme Actuelle, Voici…).

Les éditeurs qui appliquent cette dernière stratégie n'exportent plus un contenu, comme leurs grands prédécesseurs américains, mais un "format", une formule, un cahier des charges, un ensemble de règles et de procédures. Ils procèdent comme les spécialistes de la restauration rapide dont les établissements appliquent partout dans le monde les mêmes règles qui ont fait leurs preuves.

L'objectif n'est plus de promouvoir des idées, mais de vendre des produits. En ce début des années 80, des groupes de presse allemands réussissent une percée exceptionnelle sur le marché français : Grüner und Jahr, filiale de Bertelsmann, lance Géo, Femme Actuelle, Prima, Télé-Loisir… Bauer; lance Maxi; tandis que des éditeurs français exportent partout en Europe et dans le monde Elle; (Hachette) ou Marie-Claire; (groupe Marie-Claire).

Ces groupes investissent des sommes considérables pour développer et sortir des produits industriels dont la vocation est de rapidement devenir leaders sur leur propre créneau :

titre date de création tirage (1988)* groupe
Géo 1979 0,624 Bertelsmann
Ca m'intéresse 1981 0,38 Bertelsmann
Prima 1982 1,3 Bertelsmann
Femme Actuelle 1984 1,9 Bertelsmann
Maxi 1986 0,6 Bauer
Télé-Loisir 1986 1,1 Bertelsmann
Voici 1987 0,4 Bertelsmann
Auto-Plus 1988 0,42 Springer/EM
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en millions d'exemplaires

Le succès de ces titres tient aux moyens financiers mis en œuvre, à la qualité des études de marketing, au professionnalisme des équipes, mais aussi à la formule journalistique. Tous pratiquent l'écriture vidéo : beaucoup de sujets, des textes courts, vifs, un fouillis d'informations, de conseils pratiques… Ces groupes internationaux dont les succès rappellent ceux du Reader's Digest (210 000 exemplaires en 1947, plus d'un million en 1951) utilisent les mêmes procédés : ils s'interrogent sur l'écriture, sur la longueur des articles, sur leur contenu, sur toutes ces techniques de rédaction dont Jacques Douel, l'ancien directeur de l'Est Républicain; a fait la théorie : ils savent qu'un article est trop long à partir de 300 mots, que "les chances de lecture d'un texte journalistique diminuent à raison de sa longueur", que "plus une phrase s'allonge et moins elle devient perceptible"… toutes règles qui valent pour le Breton comme pour le Bavarois, pour le Catalan comme pour l'Ecossais.

Le marketing des années 60 s'intéressait exclusivement à l'audience, à la manière dont l'acheteur lit le journal, dont il le feuillette… On parlait le langage des annonceurs et des publicitaires. Ces éditeurs s'intéressent au lecteur, à ce qu'il lit, à la manière dont il le fait.

La création de cet espace européen n'a pas mis fin à la position dominante des NMPP, mais elle a subtilement modifié le rapport de force entre éditeurs et messageries. Présents simultanément sur plusieurs marchés, ces groupes internationaux peuvent dorénavant comparer les coûts et les conditions qui leur sont faites dans différents pays. Et ils ne se privent pas de le faire.

A qui lui demande son avis sur le système de distribution français, Axel Ganz, le patron de Prisma-Presse, répond :
Chaque système de diffusion de la presse a ses avantages et ses inconvénients (…). Le système français se caractérise essentiellement aujourd'hui par une égalité exemplaire dans le traitement et une excellente logistique. Dans la perspective européenne et pour le rendre plus efficace, on pourrait, par exemple, lui apporter deux améliorations représentant les points forts du système en RFA : une plus grande transparence des informations au niveau des points de vente et une augmentation significative de leur nombre (près de 90 000 points de vente en RFA pour un territoire plus petit que la France). Pour un éditeur de magazines de grand public, le souci est d'être présent, au moindre coût, dans des points de vente qui soient aussi proches que possible du lecteur.
(réponse à une enquête de l'EPP, juillet 1989)

tandis que Robert Maxwell; attribue l'abandon de ses projets de quotidiens nationaux en France à "la dictature du Livre CGT; et aux lois sociales qui ne permettent pas le portage à domicile par des lycéens comme en Grande-Bretagne." (Le Monde, 9/10/90).

Même s'ils n'envisagent pas de se distribuer directement, les éditeurs peuvent dorénavant se comporter comme ces clients qui vérifient régulièrement la qualité de l'offre de leur fournisseur en lançant des appels d'offres.

La presse se modernise

Cette concurrence sans concurrent introduisait un premier degré d'incertitude dans la gestion des NMPP. La modernisation des quotidiens en apporta un second.

Vers la fin des années 80, les grands quotidiens parisiens modernisent leurs installations : Le groupe Hersant; crée une imprimerie à Roissy, le Monde, déménage, s'installe à Ivry, d'autres vont à Saint-Denis… C'est tout l'environnement industriel des messageries qui évolue. L'impact sur son organisation est considérable. Nul ne l'ignore rue Réaumur, mais comment préparer l'avenir lorsque les décisions stratégiques sont prises dans le secret?

La technologie permet de rapatrier dans les imprimeries une partie des tâches réalisées par les messageries : les stackers que l'on met derrière des rotatives savent compter et empaqueter. Les éditeurs ont les moyens techniques de devenir autonomes. Ils y pensent. Abandonner les systèmes coopératifs imaginés au lendemain de la Libération n'est plus, pour ceux qui mènent cette modernisation, un anathème. C'est une hypothèse que l'on examine.

Les managers que les éditeurs ont embauchés dans les années 80 se sentent mal à l'aise dans le tissu juridico-économique taillé à la libération pour une presse qui ne ressemble plus à celle qu'ils fabriquent. Ils n'hésitent pas à remettre en cause les outils collectifs. C'est ainsi que les éditeurs de magazines sont sortis en 1987 du système coopératif d'achat du papier. Dans les quotidiens, on s'interroge sur la distribution. Faut-il privilégier une diffusion nationale ou une diffusion très fine, quartier par quartier… sur le modèle de ce que font les éditeurs de la Presse Quotidienne Régionale? La manière dont Bernard Wouts, qui fut administrateur général du Monde avant de prendre la direction du Point, traite des problèmes de distribution dans le livre qu'il a publié en 1990 illustre cette évolution. Que se passerait-il, se demande-t-il, si 4 ou 5 grands groupes se partageaient le marché? si l'un d'eux atteignait une taille suffisante pour sortir des NMPP?

Même lorsqu'ils n'examinent pas pareilles hypothèses, les éditeurs ne font pas participer les messageries à leurs réflexions stratégiques. Ils hésitent, prennent des décisions, reviennent dessus sans jamais associer les NMPP à leurs travaux. Cette absence de concertation augmente l'incertitude et rend plus difficiles les décisions. Comment choisir l'implantation d'un nouveau centre de distribution lorsqu'on ne sait pas où seront imprimés les quotidiens?

Chaque fois que les dirigeants des NMPP ont voulu préparer l'avenir, ils ont buté sur cette incertitude quant aux choix définitifs des journaux. Au tout début des années 80, lorsqu'il a su que les éditeurs de quotidiens voulaient moderniser leurs équipements, Jean Bardon a fait acheter un terrain à Saint-Denis, au cœur de ce qui paraissait alors devoir être le nouveau quartier de la presse parisienne. Bien mal lui en prit. Ce terrain est devenu inutile, les éditeurs ayant changé leurs plans.

Même scénario en 1989. La direction générale des NMPP publie un plan de distribution de la presse quotidienne. 6 mois plus tard, ce plan est caduc : les éditeurs ont changé une nouvelle fois de position.

Le système de médiation mis en place à la libération a laissé de coté les aspects industriels. Les assemblées générales de coopératives, le conseil supérieur des messageries, le conseil de gérance ne sont pas les lieux où l'on élabore collectivement des stratégies industrielles, où l'on discute de normes, où l'on se met d'accord sur un format, un délai d'impression.

Cette incertitude sur les stratégies de ses partenaires gène doublement les NMPP : elle rend l'anticipation stratégique malaisée, elle crée, au sein de l'entreprise, une sorte d'inquiétude diffuse qui sera pour beaucoup dans la crise sociale de la fin des années 80.

Face à tous ces changements, les NMPP ne peuvent rester telles que ses fondateurs les avaient faites. Jean Bardon; le savait, le devinait plutôt. Il était trop subtil pour ne pas voir que le management qu'il avait connu et pratiqué devait évoluer. Il en parlera à plusieurs reprises à celui qu'il sentait appelé à lui succéder : Etienne-Jean Cassignol.

Je peux témoigner de conversations particulières. Jean Bardon sentait confusément que le monde changeait, que le marché de la presse allait vers la concentration, qu'il fallait changer le management ou, plutôt, la façon de diriger. Vers la fin, il était partagé entre son désir de rester et cette intuition qu'il fallait changer. Il voyait de nouveaux éditeurs monter, il devinait que la stratégie du judoka ne marcherait pas éternellement. Mais il voyait aussi tous les freins, tous les obstacles : les hommes qu'il avait autour de lui, les éditeurs, le syndicat… (entretien Etienne-Jean Cassignol)

Son successeur a, lui, une perception aiguë de la nécessité de changements profonds : la stratégie du judoka ne suffit plus.

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