30 - Une vision pour l'entreprise

A coup de serrements de gorge
Il facilita la parole…
(René Char)

Etienne-Jean Cassignol arrive rue Réaumur seul, dans les premiers jours de mars 1986. Aucun collaborateur ne l'accompagne. Ainsi en ont décidé ceux qui l'ont choisi. Nommer à la direction des messageries un "étranger" aux métiers de la presse était un défi. Pas question de donner l'impression de vouloir entrer en force. D'autant que l'intérim a été court. Pas même 3 mois, là où beaucoup attendaient un passage du relais étalé dans le temps.

L'arrivée de ce "manager à l'américaine" n'enchante pas tout le monde.

Les éditeurs sont intrigués, certains sceptiques. Beaucoup, surpris par la mort subite de Jean Bardon, auraient aimé que l'intérim de Jean Hamon dure plus longtemps. "Tout s'est passé trop vite…" dit Marc Demotte, le Président du Conseil de Gérance, un vieil ami de l'ancien directeur général. Les éditeurs plus jeunes attendent de son successeur qu'il bouscule et modernise l'entreprise. Ses succès à Maurepas séduisent ceux qui veulent moderniser les NMPP, mais ils savent la section CGT des messageries autrement coriace que les syndicats de Hachette. Certains grands barons qui ont fait toute leur carrière à l'ombre de Jean Bardon, sont carrément hostiles à ce nouveau venu qui vient bousculer l'ordre établi de longue date. Ils auraient voulu que se prolonge l'intérim de Jean Hamon, directeur général depuis décembre. Quant aux syndicats… ils savent avec quelle vigueur Maurepas a été remis en ordre et n'attendent rien de bon du nouveau venu.

E-J. Cassignol prend ses fonctions le 3 mars 1986. Le même jour, sort en kiosque le premier numéro d'un nouveau journal de télévision, Télé Loisir qui appartient à cette nouvelle génération de titres vendus bon marché et édités par un groupe d'origine étrangère (groupe Bertelsmann) qui illustrait les changements que vivait la presse :
C'était un choc parce que c'était bien meilleur marché. C'était une révolution. Le prix moyen de la presse française augmentait tranquillement plus vite que l'inflation. Et voilà que la tendance s'inversait. (Entretien E-J. Cassignol)

Quelques mois plus tard, tous les professionnels prêtent au groupe Hersant l'intention de se distribuer lui-même. L'Echo de la Presse & de la Publicité, journal professionnel, se fait pythie, interprète les plus petits signes. La nomination de Xavier Elie, le directeur du Dauphiné Libéré, collaborateur de Robert Hersant, à la tête de Transports-Presse "renforce, écrit-il, la thèse selon laquelle Robert Hersant a commencé à prendre des dispositions pour faire un jour, proche ou lointain, son propre système de distribution." Son éditorialiste, Colette Richer, annonce les pires malheurs à la presse : disparition de quelque 500 petit et moyen éditeur, entré en force des éditeurs étrangers dans les coopératives :
Il en résulterait immanquablement une prise de contrôle par nos voisins d'Outre-Rhin des coopératives de presse et par là le contrôle indirect de la presse parisienne. Rien ne pourra les en empêcher. (EPP, 3/11/86)

C'est, naturellement, excessif, mais cela donne bien le ton de ce que seraient les réactions si un grand éditeur décidait de se distribuer lui-même. Or l'hypothèse n'a rien d'absurde. Robert Hersant mais aussi Le Monde ont introduit cette donnée dans leur réflexion stratégique.

Une approche stratégique

Le nouveau directeur général comprend très vite que les NMPP doivent accompagner ces changements si elles veulent rester ce qu'elles sont.

Il reprend à son compte la mission que s'était donné Jean Bardon : rendre les NMPP incontournables. Mais avec d'autres moyens que son prédécesseur. L'habileté politique et la stratégie du judoka ne suffisent plus. Pour rendre les NMPP incontournables, explique-t-il en substance aux quelques collaborateurs qui l'entourent, il faut :
- rendre irréprochable la distribution physique,
- diminuer les coûts de la distribution,
- apporter aux éditeurs les aides à la décision dont ils ont besoin pour gérer leur entreprise de façon moderne,
- animer et restructurer l'ensemble du réseau de vente.

L'inflexion est d'importance. Il ne s'agit plus de bétonner des positions défensives pour résister aux assauts, mais d'être meilleur que tous ceux auxquels on pourrait demain, comparer l'entreprise. Les NMPP n'ont pas de concurrent direct, mais il faut faire comme si… Le pari est osé, mais les bruits de craquement que l'on entend sont là pour le rappeler à qui l'aurait oublié : aucune position dominante n'est éternelle.

E-J. Cassignol choisit de s'appuyer sur ceux qui ont le plus à gagner à un changement : les jeunes entrés dans l'entreprise dans les années 70. Ils sont dans la quarantaine, veulent prendre des responsabilités et sont disposés à profiter de l'opportunité que leur offre l'arrivée d'un nouveau directeur général.

Son tempérament l'incite à agir vite. Dès septembre 1986, il crée cinq directions qu'il rattache directement à la Direction générale : gestion et budget (Bernard Mellano), Exploitation et Logistique (André Imbert), Systèmes d'Information (Jean-Pierre Nigen), Commercial et Diffusion France (Jacques Pons), Distribution Internationale de la Presse (Jean-Pierre Marquis). Quelques mois plus tard, il crée une direction de la communication et plusieurs cellules chargées de réfléchir aux problèmes que rencontre l'entreprise : traitement et contrôle des invendus, distribution à Paris et dans la région parisienne, réseau de vente… Il n'y a plus de place pour les grands barons. Ils négocient les uns derrière les autres leur départ. Seuls restent Max Teyssou, qui deviendra Directeur
Une remise à plat

E-J. Cassignol n'a jamais travaillé dans la presse, mais il n'est pas sans connaître les messageries. Membre du conseil de gérance depuis le début des années 80, il est familiarisé avec le système coopératif dont il connait les principaux acteurs. Directeur de Maurepas, il a, un temps, caressé l'ambition d'appliquer à la distribution du livre les méthodes mises au point par les messageries. Il sait donc les vertus du système NMPP. Il en découvre les limites.

Les techniques de management, qu'il découvre au fil des jours, le stupéfient. "Il allait, raconte Jean-Pierre Doulet qui l'accompagne dans cette découverte de l'entreprise, de surprise en surprise."

L'absence de code barre en 1986 le choque. La variété des solutions informatiques retenues par les dépositaires l'inquiète. Que l'on n'ait pas prévu d'aire de stockage dans les deux centres qui traitent les publications le surprend.

Il se pose des questions de fond qu'on ne s'était plus posées depuis le vote de la loi Bichet: pourquoi les éditeurs restent-ils aux messageries? qu'en attendent-ils? peuvent-ils quitter le système? Faut-il conserver une structure centralisée? Peut-on imaginer d'importer en France le modèle allemand où quelques grossistes reçoivent directement les titres des ateliers de brochure? Il regarde l'organigramme comme personne avant. Marcel Chauveau, qui était alors responsable de la comptabilité s'en souvient : "dés son arrivée, il a demandé à voir l'organigramme. Que fait celui-ci? et celui-là?"

Il va chercher les réponses dans les "hard facts", dans la structure de l'industrie. Il analyse la filière, regarde l'amont. Les éditeurs de quotidiens pourraient quitter les NMPP, la technologie, les stackers dont s'équipent les imprimeries le permettraient. Aux Etats-Unis, en Allemagne, dans la plupart des grands pays, les quotidiens se distribuent eux-mêmes, mais… ils n'ont qu'une diffusion régionale. On ne peut envisager de distribution nationale sans groupage. Les grands quotidiens parisiens sont-ils disposés à sauter ce pas?

Les éditeurs de publication allemands envoient directement leurs titres à quelques dizaines de grossistes. Pour que ce modèle soit transposable de ce coté-ci du Rhin, il faudrait que l'industrie de l'impression et du brochage soit concentrée comme elle l'est en Allemagne. Or, ce n'est pas le cas, loin s'en faut. 80 brocheurs se partagent le traitement des publications en France. Ils sont seulement quatre ou cinq en RFA…

Il découvre les rigueurs d'un système coopératif. Comment répondre aux nouvelles exigences des éditeurs? Dans une structure commerciale traditionnelle, on pourrait négocier des baisses de prix en fonction des prestations logistiques et commerciales. Dans une structure coopérative où les prix sont fixés par des barèmes définis collectivement, c'est impossible. La seule solution est de diminuer les coûts de production. Encore faut-il les connaître…

Flux physique, flux informationnel, flux financier

Il applique aux messageries le vocabulaire et les concepts des organisateurs. Il parle de flux là où l'on parlait de réception de produits, d'informations ou de gestion financière. Les NMPP, explique-t-il à ses interlocuteurs, traitent en parallèle trois flux :
- un flux physique : "c'est le rôle de messager. Le papier doit être servi du mieux possible au réseau et être à la disposition des clients dans les meilleurs délais ";
- un flux informationnel, "c'est, dit-il, le rôle des services. Il faut, grâce à des systèmes d'aide à la décision, faire en sorte que les éditeurs optimisent leurs ventes et minimisent tous leurs coûts globaux, que ce soit les coûts de fabrication, de marketing ou de promotion des ventes. Il faut que, grâce à des systèmes de gestion homogènes et cohérents, l'ensemble du réseau travaille au meilleur coût pour le service rendu."
- un flux financier : "les NMPP jouent le rôle d'interface entre dépositaires et éditeurs, elles assument la responsabilité de ducroire."

Le système de distribution, ajoute-t-il, doit, pour être efficace, fonctionner en "boucle fermée". L'éditeur, maître de sa politique commerciale, définit les flux physiques. L'acte d'achat au point de vente génère une information élémentaire qui, agrégée à d'autres, crée un flux informationnel. La comparaison permanente de ces deux flux permet d'ajuster les livraisons au plus près de la demande.

Il s'agit, en fait d’un véritable système de régulation comparable à un thermostat :

Le nouveau directeur général insiste avec d'autant plus de vigueur sur ce flux informationnel qu'il devrait rendre les NMPP incontournables : elles seules sont en position de fournir ces informations. Encore faut-il le faire. Ce qui veut dire : les collecter au plus près du lecteur, les transporter, les interpréter et les rendre exploitables. Ce n'est pas une mince affaire.

Dès son arrivée, E-J. Cassignol intervient directement sur tous les projets qui peuvent aider à rendre les NMPP irremplaçables.

Il institutionnalise l'utilisation du code barre, système d'identification des titres qui permet la saisie automatique des informations et peut être utilisé partout où l'on manipule le papier : dans les centres des NMPP, chez les dépositaires, mais aussi dans les magasins.

Dans sa première intervention devant les dépositaires réunis en congrès il insiste sur la nécessité d'utiliser des systèmes informatiques compatibles qui facilitent les échanges d'informations.

Il reprend à son compte les projets d'aide à la décision préparés par ses prédécesseurs et les complète. Toute une série de logiciels sont progressivement mis en place : le plus ancien, Stratégie-Presse, qui analyse les ventes et propose des réglages est né de la demande d'éditeurs importants : Hachette, Prisma-Presse. Les plus récents sont le fruit de la modernisation de l'informatique des NMPP. Ils simulent des chiffres d’affaires, analysent des potentiels de vente, mesurent l'impact d'une campagne publicitaire. Et ce n'est qu'un début. Jean-Pierre Nigen, le directeur des systèmes d'information, pense développer des outils qui permettront de mieux connaître le lecteur, de faire des prévisions de ventes, de saisir l'information directement sur le point de vente…

Ce faisant, les NMPP s'inscrivent dans un mouvement général, que l'on rencontre dans tous les métiers de la distribution. Elle fait, à son échelle et dans son secteur, ce que Nielsen ou d'autres font dans la distribution alimentaire. Plus la concurrence est vive, plus les prix se resserrent et plus les responsables ont besoin de réduire l'incertitude attachée à toute décision. Et pour cela, il n'y a qu'une seule solution : l'information.

Une organisation pour piloter

Le nouveau directeur général attend de ses collaborateurs qu'ils lui donnent des chiffres. Mais chaque fois qu'il pose une question, qu'il demande ce que coûte le traitement d'un quotidien ou d'une publication, il butte sur l'opacité du système. Personne ne sait ou, plutôt, n'a de vision globale : une partie de l'information se trouve au service chargé des relations avec les éditeurs, une autre au service publications, une troisième au service de l'exploitation. C'est l'organisation héritée des messageries Hachette d'avant-guerre qui veut cela. L'entreprise est découpée par grandes fonctions techniques : exploitation, transports, ventes, comptabilité… Ce n'est plus adapté au contexte économique. Pour piloter les NMPP dans les mers plus fortes des années 80, la direction doit être informée mieux et plus vite!

Lorsqu'ils ont été confrontés au même problème, les grands noms de l'alimentaire ont créé des divisions pour chacune de leurs lignes de fabrication (biscuits, boissons, yaourts, huiles…), les industriels de l'informatique ont retenu une organisation par marchés (administration, industrie, distribution, tertiaire…). E-J. Cassignol choisit, lui, de découper l'entreprise en grandes familles d'opérations : quotidiens, publications, invendus, exportation. La démarche est la même : il s'agit de retenir la division qui se prête le mieux au pilotage de l'entreprise.

La distinction entre publications et quotidiens n'est pas nouvelle. Elle a été engagée dés 1975, avec la création, à Rungis, d'un centre spécialisé et poursuivie, en 1984 avec la spécialisation du centre de la Villette dans les quotidiens. Mais on n'était pas allé jusqu'au bout de la réflexion. On continuait de traiter les publications comme les quotidiens. On n'avait, par exemple, pas créé à Centre-Nord de magasin où stocker les exemplaires. Maladresse? Timidité? Hésitation devant la tâche à accomplir? Les décideurs semblent avoir reculé devant les conséquences de leur démarche. La nouvelle direction générale va droit au fait : elle sépare les deux flux. Ce qui ne va pas sans difficulté. On ne peut réorganiser d'un trait de plume une entreprise comme les NMPP. Tout est si étroitement imbriqué, tout est si habilement agencé qu'on ne peut trancher dans le vif. Il faut découper les services avec une lame fine et une main de chirurgien.

Cette réorganisation modifie en profondeur l'entreprise. Elle différencie ce qui était agrégé. Là où régnait une seule solution technique, on peut dorénavant en envisager plusieurs : le traitement des quotidiens exige le flux tendu, celui des publications s'accommode d'un stockage de quelques jours… Elle introduit des liaisons là où existaient des fossés infranchissables, raccourcit les circuits d'information, incite à affiner les analyses. Les invendus qui n'étaient qu'un rebut deviennent un produit, le résultat d'un processus que l'on peut décrire, interpréter, comprendre, sur lequel on peut agir : tous ne sont pas identiques, tous ne sont pas exploités de la même manière. Certains éditeurs les détruisent, d'autres les récupèrent pour des campagnes promotionnelles. Faut-il, dans ce dernier cas, continuer de rapatrier les exemplaires invendus? Les éditeurs n'auraient-ils pas, plutôt, intérêt à augmenter leur tirage initial et à laisser les NMPP s'en débarrasser? Seul un calcul comme on en fait lorsqu'on lance un produit peut apporter une réponse.

En même temps qu'il réorganise, E-J. Cassignol amorce l'harmonisation du réseau et pousse à sa modernisation. Il ouvre grand les fenêtres. Il crée une filière exportation, multiplie les voyages à l'étranger, explique aux professionnels allemands le système français, son histoire, ses vertus, envisage des actions communes pour distribuer aux Etats-Unis la presse européenne. En France, il rencontre les dirigeants de la PQR pour essayer de faire jouer les synergies entre les systèmes de distribution régionaux et les systèmes NMPP…

Il fait appel à des consultants. Il embauche de nouveaux collaborateurs, ingénieurs, diplômés de l'enseignement supérieur. Une autre génération arrive dans l'entreprise. Nés dans les années 60, ces jeunes diplômés sont enfants de la prospérité. Ils parlent l'anglais, ont voyagé, connaissent le monde de l'entreprise. Ils sont bien plus exigeants que leurs ainés. Tout au long de leur scolarité, on leur a expliqué les vertus d'une carrière rapide, l'importance de bien choisir son entreprise. Ils sont attachés au mérite individuel et plutôt impatients. Ils attendent de l'entreprise qu'elle leur offre des perspectives de promotion ou qu'elle leur donne une carte de visite. Ils "achètent" l'entreprise qui les embauche autant que celle-ci les "achète". L'expression "marché du travail" qui évoquait, il n'y a pas si longtemps, le chômage, les longues attentes dans les bureaux de l'ANPE a, pour eux, un sens plus technique : il y a une offre et une demande.

Les plus ambitieux se comportent comme des entrepreneurs et veulent faire fructifier leur capital : compétences, dynamisme, imagination… et n'hésitent pas à partir lorsqu'ils jugent l'entreprise incapable de leur apporter ce qu'ils attendent.

Une révolution culturelle

De tous cotés, cela bouge. La nouvelle organisation se met en place lentement, au fil des mutations, des arrivées et des départs, et de ce que l'on appelle parfois dans l'entreprise une "révolution culturelle" et qui est d'abord une révolution dans l'organisation quotidienne du travail et dans la gestion du temps de chacun.

Les NMPP ont vécu pendant quarante ans sous la contrainte de l'horloge et sous le règne du compte à rebours. Faute de pouvoir repousser le délai, on augmentait les ressources, les effectifs, les heures supplémentaires… Chacun, ouvrier, syndicat, encadrement s'est adapté à cette contrainte. Comme dans une organisation militaire, l'encadrement a pour première mission de faire respecter la procédure qui permet de réaliser l'objectif. On agit, on ne réfléchit pas.

Dès son arrivée, E-J. Cassignol introduit la notion de prévision : on regarde vers l'avant, on se donne des objectifs, on calcule les moyens nécessaires pour les atteindre puis on se met à la tâche. Régulièrement on vérifie où on en est et on réajuste.

L'informatique est l'une des premières à explorer cette nouvelle approche. Elle réalise, en 1986, un schéma directeur. Les utilisateurs sont associés à ses stratégies. C'est une première que d'autres suivent rapidement. Les plans se multiplient. Les nouveaux cadres poussent cette démarche qui leur donne plus d'autonomie. La nouvelle organisation bâtie sur la prévision fait éclater le carcan de l'horloge. L'encadrement a davantage d'autonomie, il peut prendre des initiatives. La décentralisation devient possible… et, avec elle, une autre gestion du personnel.

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