31 - 1989 : l'année de tous les conflits dans la presse

Les changements des années 80 ne rendent pas seulement caduque l'organisation des NMPP, ils frappent de plein fouet le compromis social patiemment tissé par Jean Hamon depuis 1968. Aux NMPP, comme ailleurs, les pressions sur les prix et la fin de l'inflation rendent difficiles des augmentations de salaires. Il n'y a plus de grain à moudre alors que la modernisation menace le système CGT en son cœur. La situation n'est pas propre aux messageries. On la rencontre partout dans la presse. Mais toutes les sections syndicales du Livre ne se comportent pas de la même manière.

Dans les imprimeries, les rotativistes négocient la modernisation des imprimeries, échangent l'introduction de nouvelles technologies et les réductions d'effectifs contre des primes et des avantages sociaux. Aux NMPP, la section CGT choisit l'affrontement.

On a expliqué ce durcissement, sensible en 1988, par des conflits au sein de la CGT entre "durs" et "réalistes", conflits que le départ annoncé de Roger Lancry, le patron du Livre parisien, négociateur des accords avec les éditeurs, aurait rendu plus âpres. Cette hypothèse qu'a, notamment, développée Pierre Grundmann dans Libération (dans un article du 6/3/90), est jugée "absurde" par les acteurs. On a aussi comparé les ouvriers des messageries aux canuts lyonnais qui se sont révoltés au siècle dernier contre l'introduction de machines à tisser. Ces explications sont trop générales.

Avec la modernisation, c'est tout le système que le syndicat a patiemment bâti qui s'effrite. La différenciation amorcée entre quotidiens et publications réduit la sensibilité des messageries aux arrêts de travail. Une grève d'un quart d'heure, critique dans un atelier qui traite en flux tendu des quotidiens, devient incident sans gravité dans un atelier qui travaille sur stock. L'installation de stackers dans les imprimeries permettrait de confier le travail de messagerie à des ouvriers imprimeurs. Les dirigeants de la section CGT messagerie le savent : Robert Hersant, qu'ils ont rencontré en octobre 1988, leur en a directement parlé.

Le syndicat voit s'affaiblir ses meilleures armes alors que se défait l'homogénéité sociologique de la population des NMPP qui assurait son pouvoir dans les ateliers. Des clivages apparaissent entre ceux que les réorganisations soulagent et ceux qu'elles inquiètent. "Il fallait, disent en substance les premiers, que l'entreprise bouge, qu'elle se modernise, qu'elle prenne des muscles et de la vigueur pour mieux répondre aux défis des années 90 : modernisation des imprimeries de presse, construction de l'Europe…" Les autres, au contraire, s'inquiètent de changements qui menacent l'équilibre existant. "Pourquoi, disent-ils, modifier ce qui donne satisfaction?"

Ces clivages entre deux populations traversent toute l'entreprise. On les rencontre dans les bureaux, au siège, où tous ne vivent pas la modernisation au même rythme. On les retrouve dans les centres de départ où l'on découvre les conflits, classiques dans les usines et souvent décrits par les sociologues*, entre les techniciens attachés à l'entretien des machines et ceux qui traitent le papier.

Les techniciens sont favorables à la modernisation. Ils le sont professionnellement : ils aiment les machines et éprouvent un véritable plaisir à voir fonctionner un système automatique. Ils le sont stratégiquement : ils mesurent bien les bénéfices que l'entreprise et eux-mêmes peuvent tirer de l'automatisation. Ils savent que les compétences acquises aux NMPP sont monnayables sur le marché du travail.

Les seconds voient, à l'inverse, tout ce que la modernisation peut leur coûter (changement de poste de travail, de manières de faire, perte de pouvoir…) et mesurent bien l'écart entre leur salaire et ce qu'ils pourraient trouver à qualification équivalente sur le marché du travail.

Ces menaces sont aggravées, à la fin des années 80, par l'incertitude qu'introduisent dans le jeu les éditeurs de quotidiens. Ils hésitent sur leurs stratégies, leurs investissements, leur politique industrielle et rendent impossible toute projection dans l'avenir.

La théorie de la décision explique que l'homme rationnel sélectionne toujours le choix qui présente le risque minimum. Le raidissement sur l'existant est, pour la section messagerie, ce risque minimum. Elle demande aux éditeurs de confirmer leur attachement au système des coopératives et refuse tout changement, toute modernisation. Mais, ce faisant, elle s'enferme dans une situation paradoxale : en refusant tout changement, le meilleur "défenseur du système coopératif" qu'elle veut être risque aussi d'en devenir le fossoyeur. Cette contradiction éclate en 1989.

Tout au long de l'année 1988, la température a monté dans les centres de départ. La direction tente d'abord de calmer le jeu, de négocier des compromis, elle accorde des augmentations d'effectifs, des primes de modernisation… mais cela ne suffit pas. Si 1988 fut une année difficile, 1989 est pire encore. Tout est bon à conflit. Les arrêts de travail se multiplient, sont de plus en longs. La dernière grève, la quinzième de l'année, frappe les journaux en pleine période de fêtes de fin d'année lorsque gonflent les budgets publicitaires. C'est la plus longue qu'ait connue l'entreprise depuis 1968.

Cette grève éclate un vendredi matin. Depuis plusieurs semaines, la situation est tendue. Directions et syndicats se rencontrent, parlent de modernisation, mais toutes les discussions tournent court. Là où les syndicats de la Presse Parisienne ont négocié un compromis, la section CGT des messageries a construit, pierre après pierre, un mur du refus. Elle dit non à la rationalisation des centres de départ, non à la fermeture des ARM de Poitiers et Roubaix, non à la diminution du nombre d'annexes dans Paris, non à la politique d'information des salariés…

Lorsque les ouvriers de la presse parisienne signent un accord de modernisation et obtiennent une prime, la section messagerie en demande le versement pour ses membres. La direction refuse : pas de prime sans modernisation. La négociation glisse alors sur le terrain salarial, sur la récupération des pertes de pouvoir d'achat. Les négociateurs de la section messagerie font monter les enchères. Ils demandent une augmentation immédiate de 10% avant toute discussion de la modernisation. C'est l'impasse. Une réunion, prévue le mercredi 12 décembre, est annulée. Une seconde réunion, informelle, est organisée le vendredi, à la Villette, après un comité d'établissement. Elle ne dure que quelques minutes. Le patron de la section messagerie, Christian Lelièvre, n'a même pas retiré son manteau. La grève éclate aussitôt après et se diffuse plus vite que feu de forêt un jour de mistral. On arrête le travail dans les ateliers des NMPP sans discuter ni poser de questions. Le mouvement va durer une longue semaine et sera un tournant majeur dans la vie sociale de l'entreprise.

Jean-Pierre Doulet, l'Adjoint du Directeur Général, qui mène, au jour le jour, depuis de longs mois, les négociations, assistait à cette réunion de dernière chance. Il sait qu'on ne peut satisfaire les demandes syndicales sans faire "sauter" le budget. Il a la conviction qu'un point de non-retour a été atteint. Que l'entreprise cède une nouvelle fois et elle deviendra ingouvernable. C'est, dit-il à ses interlocuteurs, l'autorité de la direction qui est en cause.

La direction générale organise la défense. Le 15, dés la fin de la matinée, lorsque le mouvement se confirme, elle met en place le plan de grève, avertit les éditeurs, constitue des dossiers économiques, prend contact avec la presse, prépare un courrier pour le personnel. Une première lettre est adressée à l'ensemble du personnel le lundi18 janvier. "J'attire votre attention, écrit Etienne-Jean Cassignol, sur les dégâts irréversibles que pourrait entraîner pour notre maison la poursuite de ces mouvements de grève non justifiés. J'en appelle à la raison…" Jacques Pons, le Directeur Commercial utilise le minitel pour avertir le réseau et expliquer la situation aux dépositaires.

Jamais, on n'avait réagi aussi vite. Employés et cadres travaillent nuit et jour pour distribuer la presse et enlever à quiconque en nourrirait le désir le motif de la distribuer soi-même. Les éditeurs de magazine n'ont pas à souffrir de la grève. Les éditeurs de quotidiens s'organisent. On trouve leurs titres dans les kiosques à Paris.

Pour la première fois, depuis 1947, éditeurs et direction générale font front commun, ils refusent de céder aux demandes des ouvriers des messageries et décident de tenir malgré tout ce que cela leur coûte en cette période de l'année. C'est décisif!

Jean Miot, le président du Syndicat de la presse parisienne monte au créneau. Il a négocié avec Roger Lancry la prime de modernisation et sait ce que coûterait aux éditeurs une reculade aux NMPP. Non seulement, on verrait augmenter les coûts de distribution, mais il faudrait revenir sur un accord dont l'encre est à peine sèche. Il intervient à la radio, à la télévision et n'hésite pas à faire monter publiquement les enchères. Ce collaborateur de Robert Hersant, dont la rondeur exubérante évoque plus la bonne chère et les vins fins que les luttes syndicales, prend les auditeurs à témoin. Dans une intervention sur France Inter, il compare les conditions faites aux ouvriers des messageries à celles d'autres catégories sociales, infirmières, enseignants. Il déclare notamment :
Un ouvrier des messageries qui travaille 35 heures par semaine pour un travail qui n'exige pas une compétence exceptionnelle, gagne en moyenne 17500F par mois ramené sur 12 mois. Il bénéficie de 4 semaines de vacances d'été et de 4 semaines de vacances d'hiver. S'il tombe malade, il a trois ans de salaire intégral garanti et ils ont tous une totale garantie de l'emploi.

Chose jamais vue, les éditeurs lancent un ultimatum et brandissent la menace du lock-out :
Pour la 14ème fois en un an, la distribution de la presse est interrompue (…) La distribution doit reprendre normalement dès mercredi. Si le travail ne reprend pas, les éditeurs décideront ensemble soit la mise en chômage technique totale ou partielle, soit d'organiser par tout moyen approprié la distribution de leurs titres comme l'autorise la loi Bichet. (communiqué du Syndicat de la Presse Parisienne du 19/12)

L'arme était à double tranchant : elle aurait pu reconstituer le front syndical, rapprocher les rotativistes restés très discrets des ouvriers des messageries. Elle montra la détermination des éditeurs de quotidiens.

On n'était jamais allé aussi loin. La tension est à son maximum. Chacun sent qu'il faut amorcer la désescalade. C'est l'occasion qu'attendait Roger Lancry pour reprendre en main un conflit jusque là dirigé par la section messagerie. Le soir même, lors d'une réunion rue Réaumur, il intervient et donne un cadre à la négociation : "Ce conflit, dit-il, n'a que trop duré. Evitons de faire des déclarations à la presse. Il faut éviter que cela ne dégénère. Essayons de voir s'il n'y a pas d'analogies avec l'accord de modernisation négocié en juillet dernier avec le Syndicat de la Presse Parisienne."

Dans les centres de départ, le conflit se durcit. Des incidents violents éclatent. Des barres de fer volent, une jambe est cassée, des plaintes sont déposées. Les pouvoirs publics sollicités réaffirment leur attachement au système coopératif. Le 20 est une journée pour rien. On s'observe, on attend un geste. Lecteurs et marchands s'installent dans la grève. Le jeudi 21, Etienne-Jean Cassignol reprend l'initiative. Il réunit éditeurs et responsables du Livre parisien dans son bureau. C'est là, dans la discrétion, que s'élabore le scénario de sortie de la grève qui s'achèvera, après une longue négociation, dans la matinée du 22.

Une nouvelle politique sociale

Comme tout texte de compromis, l'accord signé fin décembre donne à chacun des motifs de crier victoire. Pour ne prendre que cet exemple, la fermeture des ARM de Poitiers et Roubaix est repoussée de deux ans, ce qui permet à la CGT de se féliciter de son action, mais maintenue dans son principe, ce que souhaitait la direction. Ce conflit marque cependant une inflexion majeure dans la politique sociale de l'entreprise.

Abandonnée la tactique de la résistance pied à pied dont Jean Hamon avait fait tout un art! Levé le secret qui entourait toutes les négociations! Le personnel, les éditeurs ont été informés jour après jour des tenants et aboutissements d'un conflit dont les enjeux ont été portés devant l'opinion publique. Les avantages des salariés des NMPP (leurs privilèges dirait François de Closets) ont été largement publiés, la fragilité de la presse quotidienne rappelée, soulignée.

Cette stratégie de la transparence a mis le syndicat en position défensive. Pour la première fois, sans doute, depuis 1947, l'opinion de l'entreprise a basculé en ses profondeurs. La CGT a longtemps bénéficié dans l'entreprise d'une image positive. Il n'était pas nécessaire de partager ses opinions pour lui reconnaître des vertus. "Je ne suis pas d'accord avec eux, disait-on volontiers dans les bureaux, mais je leur dois mon salaire et mes conditions de travail." Ce n'est plus vrai : chacun sent que la situation a changé, que la multiplication des grèves fait courir à l'entreprise plus de risques qu'elle n'apporte d'avantages. Le calcul coûts/bénéfices que chacun fait dans l'intimité de ses réflexions a changé de signe. Le rapport des forces s'est retourné.

La direction générale le sent et l'exploite aussitôt : les journées de grève ont coûté de l'argent aux éditeurs. Il aurait été anormal qu'elles soient payées aux grévistes comme si rien ne s'était passé. Ces journées de grève sont retenues sur les salaires. C'est une autre première.

On pourrait ainsi multiplier les exemples de ce que cette grève a amené de changements. Elle a donné aux responsables l'occasion d'appliquer la politique sociale qui se dessinait timidement au fil des décisions prises ici ou là. La transparence et l'information ont fait leur entrée dans l'entreprise. Dans les heures qui ont suivi la signature de l'accord tous les cadres en ont reçu un double. Des lettres, adressées avec les feuilles de paie, ont expliqué, en fin de mois, les motifs des retenues. L'entreprise, habituée à un long silence, réapprend la parole. Les dialogues qui s'étaient dénoués, effacés, dans les années 60 lorsque l'on avait séparé les centres de départ du siège social, les relations qui s'étaient défaites se renouent. C’est, en fait, tout le tissu social qui se reconstitue. Mais, cette politique serait restée vœux pieux sans la décentralisation active engagée en cette même fin des années 80…

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