5. Le vote de la loi Bichet

Un seul projet sera discuté. Celui que Robert Bichet a déposé sur le bureau de l'Assemblée le 20 février. Il repose sur deux points majeurs :
- la liberté laissée à un journal de choisir la messagerie qui lui convient le mieux. Ce qu'affirme le premier article d'un projet volontairement rédigé dans le style de la loi de 1881 : "Toute entreprise de presse est libre d'assurer elle-même la distribution de ses propres journaux et publications périodiques."
- la création de coopératives de journaux qui peuvent sous-traiter les tâches matérielles de la diffusion mais doivent, alors, s'assurer un contrôle de la gestion des entreprises auxquelles elles confient cette tâche.

La nationalisation de la distribution est d'office éliminée. Ce n'est pas une surprise. On a beaucoup nationalisé à la libération et le MRP y fut associé comme les autres. Mais en 1947, le vent a commencé de tourner. On hésite à nationaliser. Un débat oppose, début février, la gauche et les modérés sur le sort à faire aux messageries maritimes. Des députés déposent des projets de dénationalisation, un député radical affirme : "le dirigisme, voilà l'ennemi". Certains au MRP redécouvrent les vertus du libéralisme, d'autres craignent les interventions intéressées de l'Etat, tous, enfin, s'inquiètent du coût de l'indemnisation alors que les caisses sont vides. Les dirigeants MRP ont, en effet, toujours été très attachés à "l'indemnisation équitable" des actionnaires des entreprises nationalisées.

L'indemnisation est ici d'autant plus indispensable qu'un véritable imbroglio juridique a présidé à la création des MFP. Les bâtiments et équipements des messageries réquisitionnés en 1944 ont été transférés au Ministère des PTT qui les a mis à la disposition d'un administrateur provisoire. Or, c'est une société à responsabilité limitée qui les exploite. Pour que les choses soient en règle, il aurait fallu un acte de concession. Il n'y en a jamais eu.

Robert Bichet résume tout cela d'un mot : "Nationaliser Hachette aurait été un peu gros" :

On était à une époque où on commençait à comprendre que la nationalisation n'était pas forcément la solution. On rendait au secteur privé ce qui avait été nationalisé à la libération.

Au lendemain de la libération, on avait nationalisé à titre de punition toutes les salles de cinéma qui avaient été occupées par les Allemands. On les a rendues à la Société Générale du Cinéma et elles sont redevenues des salles privées. Les messageries Hachette, c'était la même chose.

La nationalisation aurait été excessive. On ne pouvait pas reprocher grand chose à Hachette. Les messageries étaient dans le cas de ces journaux qui se sont sabordés pendant la guerre et ont reparu à la libération. Au terme de ce que nous avions dit dans la clandestinité, Hachette ne pouvait pas être spoliée. Son matériel a bien été utilisé pour distribuer des journaux pendant la guerre, mais par d'autres…
(Robert Bichet, entretien)

Déposé le 20 février, ce projet vient en discussion au Parlement le 27 mars 1947.

A l'assemblée, des débats de qualité

Paul Ramadier est Président du Conseil depuis le début de l'année. C'est le dernier ministère d'union nationale où les communistes (Maurice Thorez, F. Billoux, Ambroise Croizat, Georges Marrane) côtoient les socialistes, les radicaux et les démocrates-chrétiens. François Mitterrand est ministre des anciens combattants et victimes de la guerre. Dans les milieux politiques, on ne parle que de deux sujets : Joanovici, un aventurier qui a fait fortune avec les allemands pendant la guerre et qui vient de s'enfuir avec la complicité d'un haut fonctionnaire du ministère de la justice, et la taxation de la viande. On en manque dans plusieurs villes et on en a violemment discuté, deux jours plus tôt, en conseil des ministres. Thorez a apporté dans cette discussion son soutien à Ramadier.

A l'Assemblée, la discussion du projet Bichet dure deux jours. Le débat est vif, mais de bonne qualité. On est entre professionnels. Il y a dans l'assistance plusieurs hommes de presse : Emmanuel d'Astier de la Vigerie, qui dirige Libération, Jean Baylet, qui vient de relancer la Dépêche de Toulouse, Paul Verneyras, administrateur de Paris-Normandie, Francisque Gay, Hutin, Desgrées et Pierre-Henri Teitgen. Interviennent aussi Jacques Chaban-Delmas, Paul Ramadier et Charles Lussy, le Président du groupe socialiste. Mais deux hommes dominent et animent tout le débat : Fernand Grenier et Robert Bichet.

Le premier, député communiste de la Seine, a été ministre du général de Gaulle à Alger. Il a interpellé quelques jours plus tôt le gouvernement sur la question de la distribution des journaux. Sa première cible est la Librairie Hachette et ses alliés de la grande banque :

Pendant que des inspecteurs des finances, pour accorder des avances aux messageries ou à une société professionnelle se mettent à peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée, Hachette agit. Il obtient, c'est facile, car on est en famille, un crédit de 40 millions de la banque des Pays-Bas ; et un autre crédit de 40 millions de la banque d'Indochine. Depuis un an et demi, il a pu lancer sur le marché pour 340 millions de francs d'emprunts obligataires. Toutes les banques sont à fond pour Hachette… (Débats du Parlement, p.996)

Mais il sait qu'attaquer Hachette ne suffira pas. Il faut parler de la distribution de la presse, de son économie. Il le fait longuement, avec compétence : il connait sur le bout des doigts le dossier.

Une entreprise de messagerie de presse est, explique-t-il, nécessaire pour l'ensemble des journaux parisiens. (…) Cette organisation s'avère nécessaire pour grouper tous les titres dans un même envoi, ce qui permet une réduction énorme des frais de manutention, d'emballage et d'expédition. Seule, elle rend possible la rationalisation des méthodes de travail, l'utilisation des moyens mécaniques à grand rendement, une compression importante des frais administratifs et l'emploi de machines comptables.

Elle facilite la surveillance de 20 000 comptes, simplifie le recouvrement des créances et la détection des mauvais payeurs ; elle entraîne enfin la réduction des frais de transfert ou de valeurs. (débat du Parlement, p.1141)

Son raisonnement tient en deux phrases :
- la distribution de la presse ne peut échapper au monopole, le groupage des titres est une nécessité ;
- seul l'Etat peut assurer la neutralité d'un monopole.

Robert Bichet : un ingénieur tombé en politique

Robert Bichet est moins connu. Lui aussi a été ministre. Pendant 2 mois, en 1946, il fut chargé de l'information dans le cabinet Bidault où il avait comme principal collaborateur un jeune inspecteur général originaire de Rouen, agrégé de philosophie : Jean Lecanuet.

Ingénieur, ancien élève de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers, c'est un franc-comtois pur sang, un homme du terroir. Sa famille est installée depuis des siècles à Rougemont, dans un pays au paysage longuement travaillé par les éléments, entre Besançon et Sochaux. Sur les photos de l'immédiat après-guerre, il a l'allure compassée, un peu trop lisse du bourgeois qui respecte les convenances. Image trompeuse, loin de celle qu'il a laissée à ses amis, loin, plus encore, de celle qu'il donne aujourd'hui, vieillard lucide et rieur, qui a conservé de sa jeunesse le goût du jeu et des gestes d'adolescent.

Très vite, ce fils d'un marchand de vin franc-maçon élevé par une mère chrétienne, se lance dans la politique, coté démocrate chrétien. Candidat malheureux dans le Doubs, il se fait élire en Seine et Oise. Il sera, longtemps, maire d'Ermont. Il est en contact dès juillet 1940 avec des résistants et participe, en octobre 1940 à la création d'un réseau en Franche-Comté.

Nous serons bientôt, raconte-t-il dans le livre qu'il a consacré à l'histoire du MRP, les premiers à diffuser dans la région Résistance et le Courrier de Témoignage Chrétien. Nous avons même parmi nous un professionnel de la diffusion, un libraire, dépositaire de journaux : Louis Cêtre. (Robert Bichet, La démocratie Chrétienne en France)

Plus tard, il devient délégué pour la Bourgogne et la Franche-Comté du secrétariat général à l'information qu'avaient monté au Conseil National de la Résistance Pierre-Henri Teitgen et Francisque Gay.

Pieuvre verte contre pieuvre rouge

A l'Assemblée, il prend d'autorité la parole. C'est son projet. Il le défend avec vigueur et va droit à l'essentiel : "la liberté de la presse, dit-il dès son introduction, n'est pas seulement pour le journaliste le droit d'exprimer et traduire sa pensée ; elle s'étend du rédacteur au lecteur. Elle se manifeste dès le moment où le rédacteur écrit son article et doit demeurer une réalité jusqu'au moment où le lecteur lit cet article."

Tout le débat tourne autour de Hachette : le projet de loi en discussion permet-il la reconstitution des messageries Hachette comme le craignent Fernand Grenier, Charles Lussy, Emmanuel d'Astier de la Vigerie, mais aussi, de manière plus discrète, Francisque Gay, qui, quoique MRP, n'hésite pas à voter, à l'occasion, avec la gauche?

Quand une société coopérative qui se sera constituée conformément à la loi ne disposera pas des moyens matériels de distribution, soit en locaux, soit pour le routage, à qui s'adressera-t-elle? Actuellement et pour un délai assez long, elle ne pourra s'adresser qu'à la seule maison Hachette. (Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Débats de l'Assemblée Nationale)

Difficile de le contredire : où installer les messageries, sinon dans le quartier de la presse, là où Hachette possède installations et locaux?

La loi apporte-t-elle des garanties contre la reconstitution d'un monopole de fait comme l'affirment Robert Bichet, Jacques Chaban-Delmas, Alfred Coste-Floret? A la "pieuvre verte" les promoteurs du projet opposent la "pieuvre rouge" :
Vous ne voulez plus revoir le trust Hachette. Nous non plus. Vous ne voulez plus revoir de monopole de fait. Nous non plus. Mais vous proposez de changer le monopole au profit de certains bénéficiaires. Cela, nous ne le voulons pas non plus. (…) Je ne veux pas qu'à la tyrannie de l'argent se substitue la tyrannie d'un parti ou d'une majorité. (Robert Bichet, Débats de l'Assemblée Nationale)

La solution est dans l'entrée des coopératives de presse dans le capital des sociétés de messagerie. Pour que cette barrière ne soit pas de "papier" Alfred Coste-Floret propose que les coopératives aient une participation majoritaire.

Dans l'après-midi, René Thuillier, du groupe communiste, fait ajouter un membre de phrase qui fait obligation aux coopératives d'accepter tout journal ou périodique qui accepte les conditions de la société de transport. Les messageries ne pourront plus refuser de distribuer un journal. C'est un des articles clefs de la loi qui vient d'être voté. Non seulement le retour d'une affaire comme celle qui opposa Coty à la Librairie Hachette avant guerre devient impossible, mais les services des messageries sont dorénavant ouverts, sans aucune restriction, à quiconque veut éditer un journal.

Puis la discussion se fait plus difficile. Le Président du Conseil doit intervenir. Il rappelle de quelques mots l'urgence de la situation et souligne que les journaux se sont rencontrés, qu'ils travaillent à la mise sur pied d'une nouvelle organisation…

Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Charles Lussy multiplient les objections. Le Président de séance s'emmêle dans ses papiers. Francisque Gay s'oppose à Chaban-Delmas. Le débat se cristallise autour du contrôle des sociétés auxquelles les coopératives confient le travail de messagerie. Après une longue discussion, l'assemblée retient l'amendement d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie qui élargit les pouvoirs de contrôle du commissaire représentant l'Etat. Cet Etat que Jacques Chaban-Delmas et quelques autres voulaient justement éloigner de la presse…

Le 29, en fin d'après-midi, après que le Parlement ait autorisé le gouvernement à donner la garantie de l'Etat aux ouvertures de crédits consenties aux coopératives de presse, la loi Bichet est votée par une majorité où l'on trouve côte à côte le Parti Communiste et les amis de Robert Bichet. Seule la droite s'abstient… Les NMPP peuvent naître.

L'ombre d'un patron

Editeurs, fonctionnaires, juristes, hommes politiques, nombreux sont ceux qui ont mis la main à la création de ce qui est devenu le plus bel outil de la presse française. Un homme l'a voulu, a eu le cran de le réaliser alors que tout paraissait perdu pour lui et les siens : Edmond Fouret.

Pendant toute la bataille, il est resté dans l'ombre, caché dans ses bureaux de l'avenue Pierre 1er de Serbie. Chaque soir, Pinot, Lapeyre, quelques autres, venaient lui rendre compte de leurs démarches.

Aujourd'hui, il est resté seul.

Dehors, la nuit est tombée sans qu'il s'en rende compte. Il faudrait allumer une lampe. Mais le vieil homme n'en a cure. Il a gagné une dernière bataille. La plus difficile, peut-être, de toute sa longue carrière. La plus dure, la plus brutale. La Librairie Hachette et ses dirigeants avaient souvent été critiqués, contestés, mais jamais encore on ne les avait accusés, par voie d'affiche, de collaboration avec l'ennemi. Il en est encore blanc de colère : aux jours noirs de l'occupation, c'est lui qui a décidé d'abandonner ses bureaux parisiens à l'occupant! lui, qui a refusé de vendre aux Allemands, malgré les pressions de Laval!

Dans quelques jours, naîtra donc une nouvelle société qui viendra prendre la suite des puissantes messageries qu'Eugène Delesalle avait créée à la fin du siècle dernier.

Oh! Tout ce ne sera pas comme avant. Mais peut-être est-ce mieux. C'est ce que lui ont expliqué ses conseillers :

- Nous ne pourrons pas, lui a-t-on dit, revenir à la situation d'avant-guerre. Il n'y aura plus de monopole. Même nos amis n'en veulent pas. Mais cela évitera qu'on nous fasse le reproche de vouloir tout censurer.

Il les a écoutés. Il a eu raison.

Il va bientôt fêter ses 80 ans et sait que demain, il va devoir passer la main. Il a choisi deux hommes : un neveu, Robert Meunier du Houssoy, pour diriger la Librairie Hachette ; un homme de caractère, de talent et de volonté pour reprendre les messageries : Guy Lapeyre.

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